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manière d’être : quand elle se reprochait, autrefois, « de ne pouvoir se souvenir de lui, » tant la vue de sa personne surpassait le portrait autour duquel sa fantaisie tissait tant de merveilles. Si brillant et vivant que fût le portrait, il devenait une grise abstraction lorsque Deering lui-même se montrait ; et dans l’occurrence, l’effet fut immédiat : Lizzie ressentit le malheur possible de Deering avec une intensité auprès de laquelle sa propre douleur pâlissait.

— J’ai souffert horriblement, répéta-t-il, et d’autant plus que je ne pouvais faire un signe, que je ne pouvais crier ma misère. Il n’y avait pas d’autre issue pour moi, — me taire, et souhaiter que vous puissiez me haïr.

Le sang afflua au visage de Lizzie.

— Vous haïr ! Vous avez souhaité que je pusse vous haïr ?

Il quitta son siège et, s’approchant tout à fait, lui prit doucement la main : « Oui, parce que je voyais à vos lettres que sans cela vous seriez encore plus malheureuse. »

La main de Lizzie s’était abandonnée à l’étreinte réchauffante de Deering, et la pauvre petite âme tumultueuse se trouva subitement baignée de douceur.

— Et je comptais bien tenir la parole que je m’étais donnée, poursuivit-il, en relâchant doucement son étreinte. Je comptais même la tenir encore, après que le hasard des événemens m’eut refoulé sur votre route ; mais lorsque je vous ai vue l’autre jour, je me suis rendu compte que ce qui avait été possible loin de vous, devenait impossible auprès de vous. Comment aurais-je pu vous voir et supporter d’être haï de vous ?

Il s’était écarté, sans se rasseoir. Il se tint debout, à quelque distance, la main sur le dossier d’une chaise, dans l’attitude de quelqu’un qui s’apprête à se retirer.

Le cœur de Lizzie se serra. Ainsi, il s’en allait, et c’était là son adieu. Il s’en allait, et elle ne trouva pour le retenir qu’à bégayer étourdiment : « Je n’ai jamais eu de haine contre vous. »

Il la considéra et sourit faiblement.

— Il n’est pas nécessaire, en tout cas, que vous me haïssiez à présent. Le temps et les circonstances m’ont rendu si peu redoutable ! Voilà précisément pourquoi j’ai osé revenir. Et je voulais vous dire combien je me réjouis de ce qui vous est arrivé d’heureux. C’est le seul obstacle que je ne puisse me résoudre à souhaiter de voir disparaître entre nous.