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j’arrive à la vieillesse, si un jour, plein de pensées encore, mais renonçant à parler aux hommes, j’ai auprès de moi un ami pour recevoir mes adieux à la terre, qu’on place une chaise sur l’herbe courte, et que de tranquilles marguerites soient là devant moi, sous le soleil, sous le ciel immense, afin qu’en laissant la vie qui passe, je retrouve quelque chose de l’illusion infinie. »

Bien différent de l’ennui d’Obermann est l’ennui de René vieilli. À ces variétés d’égotisme nous pourrions en ajouter d’autres si, sortant de France, nous comparions l’âpre et méprisante amertume du grand égotiste de l’Italie, de l’illustre et malheureux Léopardi, avec les emportemens orgueilleux de cet autre égotiste anglais, lord Byron, dont les héros, faits à sa ressemblance, meurent en rebelles, la menace dans le regard et l’insulte à la bouche ; ou encore avec l’ironie superbe des romantiques allemands, ironie qui se nommait l’ironie géniale, et qui signifiait le droit que s’attribue le génie de jouer avec toutes choses, parce qu’il dérogerait en prenant rien au sérieux. Mais une telle étude me mènerait trop loin et ne rentrerait pas dans le cadre de mon sujet.

Je me contente seulement de constater, à la gloire de l’égotisme, que ce fils de la Révolution réussit un jour à porter couronne et à s’asseoir sur le trône du monde. Ne peut-on pas dire en effet que si Napoléon Ier a représenté de grands intérêts et de grandes idées, son tempérament était celui d’un égotiste, lequel, au lieu de se consumer en vains rêves, réussit à les transformer en actes, parce qu’en lui une fantaisie sans pareille se trouvait associée à une volonté puissante et au génie de l’action. Jamais grand homme ne sentit mieux que son âme avait été jetée dans un moule à part et ne s’arrogea plus le droit de regarder de haut en bas les autres hommes et de ne voir en eux que des obstacles à ses projets ou des moyens à son usage. Jamais non plus grand homme n’eut une imagination si audacieuse, si gigantesque ; et cette imagination l’entraîne dans les aventures. L’univers était à ses yeux un instrument sur lequel il exécutait tous les airs ; on peut dire que lui aussi était condamné à la jeunesse des songes : « J’aime le pouvoir, disait-il, mais c’est en artiste que je l’aime ; je l’aime comme un musicien aime son violon. Je l’aime pour en tirer des sons, des accords, de l’harmonie. »