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Ainsi, dès le XVIe siècle, dès qu’elle est entrée dans le mouvement de la Renaissance, la France perd entièrement le sens du moyen âge ; il devient pour elle une lettre morte. Sous Louis XIV on ne comprend plus rien à ces temps gothiques pour lesquels on professe un superbe mépris. Chez les autres peuples au contraire, l’intelligence et l’amour du moyen âge survit au moyen âge lui-même ; et associé à l’esprit nouveau par des poètes de génie, il produit quelques-uns de ces ouvrages que j’appelais des œuvres d’ordre composite.

Que font l’Arioste et le Tasse ? Ils combinent le génie de la chanson de geste et le génie de l’épopée antique ressuscitée par la Renaissance, et ils marient si bien ensemble ces deux ordres d’inspiration, qu’il est impossible de reconnaître la ligne de jonction. En Angleterre que fait Shakspeare ? Il représente la Renaissance anglaise, il anticipe même à certains égards sur l’avenir, et, par la divination de son génie, il se rend d’avance, en quelque sorte, notre contemporain ; et quel poète comprit mieux les temps féodaux ! quel poète sut mieux entrer dans le sens des vieilles légendes qu’il agrandit et renouvelle par son hardi symbolisme ! Puis, pour emprunter un exemple du même genre à l’Allemagne, à l’Allemagne presque contemporaine, qu’est-ce que le Faust de Goethe ? Faust est un égotiste, un René, il est lui aussi en proie à toutes les aspirations et à toutes les mélancolies de l’époque révolutionnaire, et il est en même temps un alchimiste, un chercheur de pierre philosophale, un évocateur, un nécromancien en commerce avec le diable ; et, dans cette grande œuvre, le génie du moyen âge respire partout, allié, combiné heureusement avec le génie du XVIIIe siècle ! Ce sont là des œuvres qui ne se rencontrent que rarement dans la littérature française.

Napoléon Ier était le fidèle représentant du génie français quand il se prononçait nettement, dans l’un de ses entretiens avec Gœthe, pour les genres tranchés et pour les types tranchés. Cette théorie éminemment française a des avantages et des désavantages sur lesquels on pourrait raisonner longtemps ; mais ce qu’on ne peut refuser à la France, c’est d’en avoir fait un usage tel, qu’elle peut hardiment affronter toutes les comparaisons.

Et maintenant pourquoi, dans cette étude que nous offrait le roman français, pourquoi nous arrêter aux premières années du XIXe siècle ? À vrai dire, ce n’est pas là le terme du voyage, ce n’est qu’une des étapes du chemin. La route se prolonge