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vue, si je pouvais songer à les reproduire ici, les nombreux documens que nous apporte l’unique biographie complète et autorisée du philosophe pessimiste, — telle que vient de la réimprimer pour la troisième fois, avec nombre d’additions ou de modifications des plus importantes, le vénérable vieillard qui dans sa jeunesse, il y a tout juste un demi-siècle, a été choisi par Schopenhauer pour être le confident et exécuteur de ses dernières volontés. D’un bout à l’autre, le simple et véridique récit de M. Gwinner nous contraint à changer en une sympathie presque tendre le mélange d’admiration intellectuelle et d’intime aversion morale que nous avaient inspiré la plupart des descriptions antérieures de la froide et sarcastique vieillesse du métaphysicien. Non pas que celui-ci n’ait été, trop réellement, un « misanthrope, » ou plutôt, suivant sa propre expression, un cataphronanthrope, ou « éviteur d’hommes. » À « éviter les hommes » il mettait pour le moins autant de zèle que nous en mettons, d’ordinaire, à les rechercher : et cela non pas seulement durant sa vieillesse, mais de très bonne heure, presque dès son retour de ce second voyage d’Italie, en 1822, où il semble avoir décidément reconnu l’impossibilité pour lui de s’adapter aux conditions régulières de la vie sociale. Et cependant, lorsqu’en pénétrant dans la familiarité de sa solitude, nous le voyons garder, parmi elle, toute la chaleur et la naïveté d’un vrai cœur d’enfant, lorsque nous le voyons s’exalter de colère ou de compassion au spectacle d’injustices ou de misères dont sa doctrine lui a pourtant enseigné la nécessité, lorsque nous le voyons s’épancher affectueusement, dans ses lettres, sur la mort d’anciens amis, ou, mieux encore, se dévouer avec une bonté tout active au service de ses rares amis survivans, nous ne pouvons nous empêcher de concevoir désormais sa misanthropie autrement que comme l’effet naturel d’un égoïsme, instinctif ou acquis. Nous comprenons alors que sa mère et les compagnons de sa jeunesse, bien loin de le soupçonner d’égoïsme, se soient accordés à reconnaître en lui une âme trop ardente et trop passionnée, fatalement vouée au malheur par l’excès même du feu qui le dévorait. Et irrésistiblement, son image, à mesure que nous achevons de la découvrir sous les voiles dont lui-même souvent s’est plu à l’entourer, évoque à notre souvenir l’image fraternelle de l’un des hommes qu’il a d’ailleurs le plus admirés, d’un maître qui, comme lui, est devenu un « éviteur d’hommes, » mais sous l’influence cruelle des circonstances de sa vie, et bien moins par égoïsme que par impuissance à répandre au dehors le flot brûlant de passion qu’il portait dans son cœur.