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Oui, je ne saurais assez dire à quel point la révélation de l’existence et du caractère véritables de Schopenhauer m’a rappelé la tragique figure du musicien Beethoven, — lui aussi, en quelque sorte, rejeté par contrainte du commerce des hommes. De part et d’autre, chez ces deux « isolés, » la solitude finale a été le résultat douloureux d’une longue crise. Nés tous les deux avec une âme de poète, — et qui se manifeste à nous dans les premiers vers et les premières notes intimes du futur philosophe au moins autant que dans les premières compositions, toutes « galantes » et mondaines, du futur auteur de la Messe en ré, — un moment est venu où leurs âmes ont été violemment refoulées sur elles-mêmes ; et certes, l’enthousiasme ingénu avec lequel le vieux Schopenhauer s’est alors livré tout entier à la méditation poétique de son système des choses s’apparente de bien près à la manière dont le malheureux Beethoven avait, de son côté, concentré enfin toutes les énergies de son cœur d’éternel amoureux dans la création de sa dernière symphonie et de ses derniers quatuors. Mais tandis que la crise qui a bouleversé, — pour notre plus grand profit, — la destinée du musicien peut en somme, sans trop d’inexactitude, se résumer à nos yeux dans la seule catastrophe de sa surdité, c’est d’une série d’élémens beaucoup plus complexes que nous apparaît constituée la grande crise de la vie de Schopenhauer. Il y aurait à tenter, d’après les documens de toute espèce que vient de nous livrer M. Gwinner, une analyse biographique infiniment curieuse et touchante des diverses étapes successives qui, depuis la naissance de Schopenhauer jusqu’à son installation à Francfort, l’ont conduit à réprimer de plus en plus ses élans natifs de tendresse ou de compassion, pour les reporter enfin tout entiers sur le libre rêve de sa doctrine métaphysique ; et voici, très rapidement indiqués, quelques-uns des principaux faits qui devraient former, pour ainsi dire, le schéma d’une telle étude, ou en tout cas son point de départ :


Le premier de ces élémens de l’évolution personnelle du philosophe serait, à coup sûr, le caractère de cet original négociant et notable de Dantzig, Henri-Floris Schopenhauer, qui a tout ensemble dirigé très attentivement l’éducation de son jeune fils et lui a légué, sans partage, les grands traits distinctifs de son tempérament. Nous connaissons enfin, grâce au volume nouveau de M. Gwinner, un portrait authentique de cet homme singulier : une miniature dont Schopenhauer lui-même nous a attesté la ressemblance, et où se montre à nous quelque chose comme une figure d’honnête et élégant