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Elles y jettent la mort, une mort prompte, terrible, dès la venue du second enfant. C’est leur cadeau de noces. Cette jeune femme que nous voyons, là, va mourir en couches, comme est morte la mère de son mari Lorenzo Tomabuoni, comme est morte la première femme de son père, Maso degli Albizzi, comme sont mortes, par une fatalité mystérieuse, tant et tant de jeunes femmes de la Renaissance… Dans deux ans, elle aura passé. Jusque-là, sa vie est un rayon de soleil, quelque chose de droit, de lumineux, de simple, une joie pour les yeux de tous, une faveur pour tout ce qu’il touche.

Se figure-t-on ce qu’était, dans la vieille et noire Florence du XVe siècle, le pas sur les dalles d’une jeune patricienne, fine, simple, charitable et docte, au buste droit, aux paroles mesurées, aux plis parallèles, aux gestes lents et harmonieux, quand elle traversait cette foule de marchands de laine, marchands de soie, banquiers, changeurs et politiciens, vivant entre la hache et le comptoir, esprits inquiets, consciences obscures, lèvres verrouillées comme leurs portes, figures plissées comme leurs bourses, curieux cependant de toutes les grâces de lame et du corps, capables d’enthousiasme pour tout ce qui, — femme, idée ou statue, — trouait parfois leur ciel bas et lourd ?

Elle subsiste encore, la rue où elle a vécu, longue, étroite, sombre. : On s’y aventure comme en une fissure de rocher, pour aller du centre de Florence à la porte San Piero et à la seconde enceinte de la ville. Elle demeure, là, comme un vieux chaînon oublié dans une chaîne neuve de quartiers modernes ou rebâtis. C’est l’ancien Corso di Por san Piero, aujourd’hui via degli Albizzi, du nom de la famille qui y posséda tant de maisons et l’habita si longtemps. Parmi les hauts palais noirs dont elle est faite, on voit encore celui où est née Giovanna : parois nues, sombres, renfrognées, fenêtres en amande très haut perchées, avec l’écusson des Albizzi ; deux anneaux de pierre, l’un encerclant l’autre, tout cela endormi sous une poussière cinq fois séculaire. C’est là qu’a grandi notre figure du Louvre, la plus fameuse des onze filles de. Maso degli Albizzi, qui fut podestat de Prato, gonfalonier de justice, ambassadeur à Rome. Cette maison, neuve alors, n’était pas le sombre rempart que nous voyons aujourd’hui. Cette rue, alors bâtie d’un seul côté, recevait la lumière du midi. Çà et là, les palais les plus beaux l’égayaient de leur vie. C’était le quartier le plus animé, le plus