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Quelle pensée inconnue, quelle force irrésistible a triomphé de ses longs scrupules et l’a soudainement arraché, un matin de novembre dernier, au foyer familial ? Peut-être a-t-il cru devoir ce dernier exemple à ses disciples, aux amis, que semblait scandaliser l’apparente contradiction de ses paroles et de ses actes, et dont les plus ardens, tels que Tchertkof, cherchaient, depuis longtemps, à l’enlever à l’affection des siens. Peut-être cette vie d’aisance et de confort était-elle devenue insupportable à sa conscience toujours en éveil, et a-t-il voulu imiter les hommes du peuple, ces moujiks qu’il avait si longtemps donnés comme modèles aux grands de ce monde, les « vieux croyans » russes en particulier, qui, la vieillesse une fois arrivée, quittent leur maison et leur famille, abandonnent tout à leurs enfans pour se retirer dans une chaumière écartée ou dans la solitude de la forêt, afin de passer leurs dernières années à se préparer, dans le silence et la prière, à paraître devant le Juge suprême. Peut-être, saisi d’un secret pressentiment, a-t-il compris que l’heure pressait, que s’il ne voulait pas mourir en barine, en riche propriétaire dans son domaine seigneurial, il lui fallait se hâter. Et ainsi il est parti, à l’improviste, un matin du froid automne russe, se dérobant, comme un coupable, à la tendresse des siens, leur laissant pour tout adieu une courte lettre où il les suppliait de renoncer à le rejoindre ou à le ramener.

Il s’est enfui, et il a erré en quête d’un obscur asile où se recueillir et mourir ; il a frappé, lui l’excommunié, aux portes d’un couvent à l’ombre duquel il espérait sans doute trouver un « skyte, » un ermitage où passer ses derniers jours dans la solitude et dans l’oubli. Et ayant cru être reconnu, il a repris sa course pour chercher plus loin une retraite plus sûre, peut-être pour aller se réfugier, aux confins de la Russie, dans le Caucase ou l’Oural, au milieu de quelqu’une de ces communautés de paysans dont les naïves doctrines concordent avec les siennes. Suprême geste, d’une grandeur tragique, qui donne à sa fin l’émouvante beauté d’une légende ; geste inattendu et déconcertant pour nous, hommes modernes de l’Occident vieilli, mais dont n’a guère été surpris le Slave russe, qui garde une âme à demi orientale et à demi médiévale, et qu’eussent compris, eux aussi, nos lointains ancêtres des âges de foi, à l’époque où, aux approches de la mort, les seigneurs et les chevaliers quittaient volontiers les tours de leurs châteaux forts pour la cellule d’un monastère,