Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 1.djvu/601

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

clairement une pensée si simple et si universelle, qu’ils sont’ entrés comme des types dans le patrimoine de l’humanité. Et nul désormais n’entendra jamais sonner en plein champ l’Angélus sans penser au tableau de Millet.

Chose singulière, nous le verrons toujours, même lorsque les paysans auront perdu partout l’habitude d’obéir à la voix de la cloche, tandis que Millet, lui, ne l’a vraisemblablement pas vu. Au moins, ne l’a-t-il pas vu tel que le voici, car cette scène est entièrement composée. La femme qui est là, une certaine Adèle Moschner, vivait encore en 1897, bien connue dans le pays de Millet. On l’appelait la « mère l’Angelus. » C’était la petite-fille d’un Allemand, venu dans l’armée d’invasion en 1815, et fixé à Barbizon. Il était tisserand, elle était blanchisseuse. A leur temps perdu, ils posaient tous les deux pour Millet. Au moment de l’Angélus, elle avait dix-huit ans. Elle raconta bien souvent, dans la suite, les séances mémorables : « Je posais aux Roches, dans un champ en bordure de la route de Chailly. M. Millet me faisait joindre les mains. Tenez… comme cela ! » Et la pauvre femme, que le travail et la phtisie avaient vieillie avant l’âge, se soulevait dans son fauteuil pour mieux reproduire le mouvement du tableau. Mais jamais elle ne pouvait se rappeler clairement qui était l’homme. « Je crois bien que c’est le père Mignot, disait-elle ; oui, ça lui ressemble, c’est sa tournure, mais comment voulez-vous que j’en sois sûre ? Nous ne posions jamais ensemble… »

Non loin de cet Angélus fameux qui consacra la gloire de Millet, nous voyons la toile qui la commença : le Vanneur, exposé au Salon de 1848, ce salon révolutionnaire où toutes les œuvres envoyées furent reçues par respect pour le principe de l’égalité et en protestation contre les jurys. Il fut salué par les exclamations enthousiastes de Théophile Gautier. La justesse du geste de ce paysan qui « soulève son van de son genou dépouillé et fait monter dans l’air, au milieu d’une colonne de poussière dorée, le grain de sa corbeille » enchantait le critique aux gilets éclatans. « On éternue à le regarder ! » s’écriait-il, et il riait dans sa barbe à imaginer l’épouvante des « bourgeois à menton glabre » devant cette toile « truellée… » Ce Vanneur fut donc un succès, mais ce ne fut pas la fortune. La Révolution avait libéré les artistes du jury, mais elle ne leur donnait pas d’ouvrage. Elle les avait faits libres et misérables. « Millet et sa femme