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ses propres forces et par la seule méditation. À ces mots, les ascètes fanatiques, fiers de leurs faces émaciées et de leurs corps de squelettes, se levèrent pleins de mépris et laissèrent leur compagnon seul au bord du fleuve.

Il éprouva sans doute alors cette ivresse de la solitude, au milieu de la nature vierge, dans cette fraîcheur matinale que décrit la poésie bouddhiste : « Quand mon regard n’atteint personne, ni devant ni derrière moi, il est beau de rester seul dans la forêt. Là il fait bon vivre pour le moine solitaire qui aspire à la perfection. Seul, sans compagnons, dans la forêt aimable, quand aurai-je atteint le but ? Quand serai-je libre de péché ? » Et le soir le retrouvait à la même place, assis, les jambes croisées, sous l’arbre de la méditation, aux cent mille feuilles bruissantes. « Sur la rive du fleuve, ornée de fleurs, enguirlandée d’une couronne bigarrée de forêts, le moine est assis joyeusement, adonné à sa méditation ; pas de plus grande joie pour lui[1]. » Un berger, charmé par l’air ingénu et grave, par l’atmosphère bienfaisante du jeune ascète, lui apportait tous les jours du lait et des bananes. Une gazelle, attirée par sa douceur, s’était attachée à lui et venait manger les graines de riz dans sa main. Il était presque heureux.

Mais ses pensées plongeaient éperdument dans la spirale infinie du monde intérieur. Le jour, il méditait âprement, il réfléchissait avec intensité sur lui-même et sur les autres, sur l’origine du mal et sur le but suprême de la vie. Il cherchait à s’expliquer l’enchaînement fatal des destinées humaines par des raisonnemens serrés, aigus, impitoyables. Mais que de doutes, que de lacunes, que de gouffres insondés ! La nuit, il se laissait aller à la dérive sur l’océan du rêve et y repensait le lendemain. Et son sommeil devenait de plus en plus transparent. C’étaient comme une série de voiles superposés, de gazes légères, qui, en se retirant, faisaient voir des mondes derrière des mondes. D’abord, sa propre vie passée se déroula à rebours en images successives. Puis, il se vit lui-même et se reconnut sous une autre figure, avec d’autres passions, comme dans une autre existence. Et, derrière ce voile fluide, apparaissaient d’autres figures inconnues, étranges, énigmatiques, qui semblaient l’appeler… — Ô royaume illimité du sommeil et du

  1. Theragata, sentence de Ékaviheraya.