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progresser les individualistes. La loi du rythme s’applique à la morale comme à tout le reste : libertaires et humanitaires se complètent et, en se combattant, se rendent service.

Nous ne nous proposons d’examiner aujourd’hui que les doctrines libertaires et individualistes, où le culte bien entendu du moi est érigé en principe moral et social. Nous verrons comment, de nos jours, ces doctrines ont cherché un appui dans la morale de la « vie intense et expansive, » soutenue d’abord si éloquemment par Guyau, puis par Nietzsche et par les disciples contemporains de ces deux grands penseurs. En terminant, nous nous demanderons si le moraliste ne doit pas dépasser l’idée même de la vie pour chercher dans celle de la pensée la réconciliation de l’individualisme moral et de l’humanitarisme.


I

Les tendances individualistes ont pénétré jusque dans le domaine du droit civil et pénal. C’est ainsi que de savans jurisconsultes ont proposé d’appliquer une pénalité particulière à chaque individu particulier, une sorte de code pénal personnel pour chacun, toute faute ayant un caractère distinctif et propre. On a nommé cette théorie, d’un nom barbare, l’individualisation des peines. Elle peut servir à nous faire comprendre la doctrine libertaire. En morale, selon les individualistes, autant de personnes, autant de codes différens : chacun se fait ou ne se fait pas ses « tables de la loi. » A vrai dire, il n’y a pas de loi. Tel est le principe de la doctrine libertaire, qui prêche l’affranchissement et l’expansion de l’individu.

Les libertaires se réclament de Diderot, d’Hébert, d’Anacharsis Cloots, même de La Boétie. Ils invoquent la « morale indépendante » de Massol, entendant par là une morale d’indépendance absolue, ce qui n’était guère le sens de l’ancienne morale indépendante. Ils invoquent Godwin, Max Stirner, Fourier, Proudhon, Tolstoï, Ibsen, Bakounine, Kropotkine, Elisée Reclus. Selon Fourier, — nul ne l’ignore, — tous les maux de la société actuelle naissent des passions contrariées, tous les biens de la société à venir naîtront des passions émancipées et de la liberté absolue. Jusqu’ici, on a violenté la nature au nom d’une loi que l’homme s’est faite à lui-même et qu’il a nommée le devoir. « Le devoir vient des hommes, l’attraction