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« L’homme moral, dit lui-même M. Jules de Gaultier, est celui qui préfère à la vie la conception qu’il s’est formée de lui-même et de la vie[1]. » — Mais, peut-on demander, si cette conception est haineuse, sanglante, voluptueuse, antisociale comme celle d’un Borgia ou d’un Malatesta, l’homme sera-t-il encore moral à vos yeux ? Nietzsche lui-même répond non et, dédaignant le bien et le mal, il place le débordement de la puissance au-delà de la moralité, comme la force d’un fleuve au-delà de ses bords et de ses digues. Nietzsche, ici, nous semble plus logique que ses disciples. C’est toute la noblesse de l’homme, dit encore M. Jules de Gaultier, qu’il préfère certaines valeurs à la vie même, qu’il n’accepte pas n’importe quelle forme de vie. » Rien de plus vrai ; mais comment l’homme juge-t-il et établit-il les valeurs supérieures à la vie, sinon par la pensée ? La puissance, à elle seule, si surabondante qu’elle soit, n’établira aucune comparaison entre telle « forme de vie » et telle autre, et surtout elle ne se retournera pas contre la vie même pour s’anéantir avec elle plutôt que de déchoir, — déchoir de quoi ? sinon d’un idéal conçu par la pensée ?


VI

En somme, la morale de la vie oscille entre deux directions contraires, l’une centripète et l’autre centrifuge, l’une libertaire, l’autre humanitaire. C’est que, si la biologie peut fournir à la morale des confirmations, elle ne saurait lui fournir des fondemens. Parmi les données biologiques, qui sont nombreuses et de directions très contradictoires, la tendance de la vie à se dépenser, à s’épandre, à se donner, telle que l’ont décrite Guyau et Nietzsche, puis, plus tard, M. Bergson, est un des élémens essentiels, un des facteurs expérimentaux de la morale ; mais elle n’est, selon nous, ni le plus important, ni le plus primitif. Elle présuppose l’idée du sujet pensant, qui peut « se donner, » l’idée de tous les sujets pensans, autres que lui, auxquels il peut se donner, enfin l’idée des objets pensés et des valeurs en vue desquelles il peut se donner. De plus, comme les nietzschéens l’ont fait voir, la tendance à se dépenser pour autrui coïncide chez tous les hommes avec la tendance, plus primitive encore, à

  1. Revue des idées, 1910, p. 213.