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Beaucoup, à tuer sa femme et l’amant de sa femme. L’honneur du journaliste consiste à dire tout ce qui lui plaît, vrai ou faux, contre qui lui déplaît, puis à se battre en duel pour prouver qu’il avait raison. L’honneur d’un Corse, d’un Italien, d’un Espagnol est de se venger et de frapper par derrière d’un coup de couteau ou d’un coup de fusil. L’honneur est essentiellement variable : honneur en deçà des Pyrénées, déshonneur au-delà.

Le sentiment de l’honneur, nous dit M. Faguet, est essentiellement personnel et « aristocratique. » Mais, à vrai dire, l’honneur, tel que l’entend la masse des hommes, n’est pas un sentiment tout individualiste, une simple fierté intérieure devant soi-même. C’est aussi un sentiment social, tout chargé d’élémens sociaux. La morale de l’honneur est une forme de la morale sociologique et humanitaire. Sans doute, l’honneur est, par un de ses côtés, une sorte de dignité personnelle ; mais il implique des témoins et un milieu social, il implique une opinion servant de règle et de loi ; il est donc aussi une dignité de l’individu devant la société où il vit. Souvent même cette société est étroite, clan, caste, classe, profession, etc. Enfin l’honneur renferme des élémens esthétiques, un souci du beau et du decorum au point de vue social, le sentiment d’un type qui peut être celui de l’espèce, mais qui peut être aussi, plus étroitement, celui de la caste, de la classe, de la profession même. Il y a un honneur d’avocat ou de médecin, comme il y a un honneur de soldat. Il y a un honneur à la Nietzsche et un honneur à la Guyau. Pour Nietzsche, c’est l’orgueil de l’individu, qui se met au-dessus des autres et ne veut pas déchoir de l’idée qu’il a de lui-même. Pour Guyau, c’est la fierté de réaliser en soi « le type de l’espèce. » L’honneur de Nietzsche est égotiste, l’honneur de Guyau est altruiste. Dans le premier cas, c’est l’idée du moi ; dans le second, c’est l’idée de tous, qui n’exclut pas, mais enveloppe et dilate l’idée du moi. L’honneur, dans tous les cas, est un sentiment attaché à une idée, il est la force d’une idée.

La pression du groupe sur l’individu, qui tend à le modeler sur le type de la société dont il fait partie, est assurément un des soutiens de la moralité ; elle n’est pas la moralité même. Le véritable honneur est celui qui consiste à ne pas « déchoir » par rapport à l’idéal intérieur et au type universel de bonté qui est dans notre conscience. L’honneur, si on veut donner à ce mot toute sa plénitude, implique donc à la fois le sentiment du moi,