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Le délicat Sully qui fit les Solitudes[1],


Sully, « ce rêveur adorable dont les vers ont le charme d’un regard et d’une voix, un regard où passent des larmes, une voix où flotte un soupir[2]. » Dans un article à propos des Aveux, Scherer en rattachait l’auteur à Baudelaire[3], et l’enveloppait dans une virulente diatribe sur le « baudelairisme. » Ici même[4], à propos de son premier recueil, Brunetière apparentait le poète à Coppée et à Sully Prudhomme. C’est au total Sully. Prudhomme qu’il rappelle le mieux, — un Sully Prudhomme plus artiste peut-être, mais moins simple, moins profondément ému et moins personnel. Le « frisson nouveau » qui se communique aux parties les plus intimes de notre sensibilité quand nous lisons le poète de la Vie intérieure, nous ne le retrouvons plus quand nous lisons le poète de la Vie inquiète. C’est qu’il y a trop de livres entre ce dernier et nous ; il a sur la sienne greffé trop de personnalités diverses. Il l’a du reste reconnu lui-même très ingénument plus tard : « En feuilletant, nous dit-il, le premier volume de mes poésies, composé dans la période qui suivit ma sortie du collège, je retrouve la trace de cette curieuse maladie. Il n’est pas de pièce de ce recueil qui ne soit à la fois sincère et artificielle, pas une qui n’ait été sentie, et pas une qui corresponde à une réalité simple et nue[5]. »

Et c’est ce qui nous dispense de rechercher à travers ces poésies l’état exact des sentimens et des idées du poète. Qu’y a-t-il de vrai, de réel et de vécu, dans ces Débauches et dans ces Spleens, dans cette Nostalgie de la Croix, dans cette « tristesse athée » dont il nous parle ? Il serait bien téméraire, et sans doute un peu vain, de vouloir le démêler à tout prix. Ce qu’on entrevoit de plus clair parmi tous ces « aveux, » c’est qu’ils sont l’œuvre d’une âme troublée et inquiète. La Vie inquiète ! Ce

  1. Poésies (1872-1876), Après une lecture de Sully Prudhomme, p. 34.
  2. Études et Portraits, éd. originale, t. I, p. 232.
  3. Edmond Scherer, Études sur la littérature contemporaine, t. VIII, Baudelaire et le Baudelairisme, p. 85-93 (septembre 1882).
  4. F. Brunetière, la Poésie intime (Revue des Deux Mondes du 15 août 1875).
  5. Lettre autobiographique, etc., p. 9. — Dans une très intéressante Préface qu’il a écrite pour un livre de Léon Cladel, le Deuxième mystère de l’Incarnation, Paris, Rouveyre et Blond, 1883, in-16, M. Bourget a bien montré la nécessité, et, au total, le bénéfice de ces imitations juvéniles : « L’artiste en effet commence et il doit commencer par des œuvres d’imitation et de volonté, dans lesquelles il brise et renforce les muscles de son esprit, comme un gymnaste fait les muscles de son corps… (p. XII). »