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beaucoup de contemporains, troublés du même trouble, avaient pareillement demandé aux livres d’être des éducateurs, de leur sensibilité. Obligé d’avouer par ma propre expérience que cette façon de comprendre les Lettres était le principe de bien des misères, j’y aperçus pourtant autre chose qu’un caprice ou qu’une déformation. La facticité de cette existence n’avait pas été complète, puisque cette intoxication littéraire avait été toute moderne, et qu’aucun auteur ne m’avait dominé à ce point qui ne fût contemporain. Si les livres de ces auteurs avaient eu sur moi une influence si profonde, c’est qu’ils avaient correspondu à des besoins de ma pensée et de mon cœur inconnus de moi-même. Ces écrivains avaient été des hommes de ce temps, avec toutes les passions, toutes les joies et toutes les douleurs des hommes de ce temps. Derrière leur œuvre, et derrière l’influence exercée sur moi par cette œuvre, qu’y avait-il, sinon l’époque tout entière ? J’entrevis la possibilité de dégager la vie de cet amas de littérature, et j’entrepris d’esquisser un portrait moral de ma génération à travers les livres dont j’avais été le plus profondément touché. Les Essais et les Nouveaux Essais de psychologie contemporaine ont été composés avec cette idée[1].


Il fallait citer tout entière cette page capitale d’autobiographie intellectuelle : elle nous donne la clef de tout le développement ultérieur de l’écrivain. Des livres, il va progressivement marcher vers la vie. Pour échapper à son moi, il va se réfugier dans l’impersonnel. Et, pour commencer, ce poète intime va se faire critique.

Critique, à vrai dire, il l’avait toujours été ; il l’avait été, — tel jadis Sainte-Beuve, — jusque dans ses vers. Et il l’est toujours demeuré, jusque dans le roman peut-être, et, en tout cas, dans les articles même les plus courts et les plus hâtifs qu’il a depuis trente ans publiés. Pour qui sait lire, M. Bourget est un critique de race, et il n’eût tenu qu’à lui de marquer dans ce genre sa place aussi fortement qu’un Montégut, un Taine ou un Brunetière, pour ne parler ici que des morts. Les vrais critiques se reconnaissent à ceci : sur un auteur ou sur un sujet qui vous est familier vous apprennent-ils quelque chose que vous ne saviez pas ? Vous font-ils voir surtout des choses que vous n’aviez pas vues, et qui y sont en effet ? Eveillent-ils en vous des impressions dont vous aurez à tenir compte désormais pour apprécier cet auteur ou ce livre, et qui entreront comme élément dans le jugement que vous aurez à en porter ? Si oui, n’en doutez pas, l’article est bon, et fait de main d’ouvrier ; vous êtes en présence d’un véritable critique, et vous pouvez, sinon vous fier toujours, du moins attacher quelque prix à ses opinions. Tel est

  1. Lettre autobiographique, etc., p. 10-11.