Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 1.djvu/828

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

encore comme d’un vin fumeux avant de les répudier. Souverainement intelligent, d’ailleurs, et capable d’entrer jusqu’au fond dans les idées les plus diverses et les plus subtiles, de les pénétrer et de les comprendre mieux parfois que leurs inventeurs, nullement incapable enfin d’une sorte de coquetterie intellectuelle et de se donner à lui-même et aux autres comme la fête de sa propre virtuosité dialectique, M. Bourget a pu exposer la dangereuse théorie de la décadence ou celle du dilettantisme avec tout l’art et l’ingéniosité nécessaires pour en paraître un fervent adepte[1]. Mais allez au fond des choses ; lisez le livre d’un bouta l’autre, en y comprenant les Préfaces. Ce n’est ni un « décadent, » ni un « dilettante, » ni même un simple « psychologue, » que celui que a écrit telles pages sur Dumas moraliste ou sur le pessimisme de Taine. Le pessimisme ! C’est le mot qui lui vient sous la plume quand il veut formuler les conclusions de sa « minutieuse et longue enquête ; » c’est le fait général, universel qu’il rencontre au bout de toutes ses études partielles sur les maîtres et les inspirateurs de la pensée française contemporaine. Nous sommes d’ailleurs en 1885, et c’est le moment où l’on « découvre » Schopenhauer. Mais ce pessimisme, le moraliste qui est en lui, et qui n’a jamais cessé d’accompagner le psychologue dans ses démarches, ne consent pas à s’y résigner :


Qui prononcera la parole d’avenir et de fécond labeur nécessaire à cette jeunesse pour qu’elle se mette à l’œuvre, enfin guérie de cette incertitude dont elle est la victime ? Qui nous rendra la divine vertu de la joie dans l’effort et de l’espérance dans la lutte ?… « Les hommes n’ont pas besoin de maîtres pour douter. » Cette superbe phrase serait la condamnation de ce livre, qui est un livre de recherche anxieuse, s’il n’y avait pas, dans le doute sincère, un principe de foi, comme il y a un principe de vérité dans toute erreur ingénue[2].


Ce principe de foi qu’il n’avait point trouvé dans les livres, l’écrivain, comme il arrive toujours en pareil cas, le portait en lui.

  1. Les pages de l’étude sur Baudelaire, intitulées Théorie de la décadence, celles de l’article sur Stendhal, intitulées le Cosmopolitisme et celles de l’étude sur Renan, intitulées le Dilettantisme ont été très profondément remaniées — et adoucies — dans les éditions actuelles des Essais. Le texte de la Nouvelle Renne n’est pas très différent de celui de l’édition originale. — La « théorie de la décadence, » telle que l’expose M. Bourget, avait un peu scandalisé et inquiété Taine. (Cf. sa Correspondance, t. IV, p. 136-139.)
  2. Nouveaux Essais de psychologie, éd. originale. Préface, p. VII.