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CHEZ LES NOMADES DU TIBET.

paraissent pas, et une foule de petits moinillons, pieds nus dans la boue glacée, nous entoure avec des moues passablement moqueuses.

Cependant notre curiosité et la leur prolongent cette visite, et on nous ouvre le temple. Nous admirons d’abord l’étonnante volonté qui a présidé à la construction d’une charpente aussi considérable dans un pays absolument dépourvu de bois. Les forêts les plus proches sont à deux jours et demi d’ici : c’est de là qu’il a fallu apporter les arbres entiers qui servent de piliers, et cela sans cours d’eau flottable, ni chariot.

Mais ce qui ne nous confond pas moins, ce sont les fresques qui recouvrent les murs : je ne dirai pas qu’elles valent des Fra Angelico, mais leur conception naïvement mystique, la grâce un peu gauche de leur exécution, ne peuvent manquer d’évoquer l’art de nos couvens avant la Renaissance, tandis qu’elles n’ont pour ainsi dire point de rapport avec l’art chinois.

Et qui donc peint, qui fond ou cisèle ces nombreuses statues, ces objets de culte finement travaillés, qui trace les plans de ces architectures imposantes, réalisées avec de si chétifs moyens d’exécution ? Ne sommes-nous pas chez ces mêmes Nomades qui vont nus dans leurs peaux de bêtes, vivent dans des tanières souterraines ou sous le frêle abri d’une tente, et semblent ne s’être pas encore élevés à la conception du vêtement ni de la maison ? Et ce sont leurs fils et leurs frères qui possèdent et pratiquent tous les arts, sans parler des sciences que doivent contenir leurs livres imposans ! Voilà certes un problème de sociologie particulièrement curieux.

Pendant la nuit une rumeur s’élève, et des cavaliers pénètrent dans notre camp. Ce sont des Tibétains de Song-Pan-T’ing : faisant cent kilomètres par jour grâce à des chevaux de rechange, ils nous ont rattrapés pour nous apporter un message urgent du vice-roi du Sseu-Tch’ouan. C’est une lettre de Tchao-Eul-Fong au Consul général de France à Tch’eng-Tou, lui exposant que jamais la situation du Tibet n’a été plus troublée, que les lamas sont dans la plus violente excitation contre tout ce qui est Chinois ou étranger, et que nous courons à notre perte ; il le prie en conséquence, sachant que son préfet n’a pu nous arrêter, d’intervenir lui-même. À cette lettre est jointe, en effet, une exhortation pressante de M. Bons d’Anty à revenir, ses renseignemens personnels étant d’accord avec ceux du vice-roi.