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nous retomberions chez les tribus incendiées ; à droite, les montagnes et le territoire de nos agresseurs ; à gauche, les marécages. Pas d’hésitation : ce sont les marécages qu’il faut choisir ; nous ne sommes pas absolument sûrs d’y rester, tandis que partout ailleurs…

Et nous voilà pataugeant dans les prairies inondées, tâchant d’éviter les trous profonds et plus encore les tourbières. Tous nos hommes de pied marchent devant, dispersés sur un grand front et éprouvant le sol, afin de trouver le passage le moins dangereux pour les cavaliers et les yaks. Cela n’empêche qu’à chaque instant quelque bête n’enfonce et, dans ses efforts pour se dégager, ne tombe sur le côté avec sa charge ou son cavalier : quelle peine ensuite pour la retirer de la vase ! Des ruisseaux venus de la montagne, ne trouvant plus de pente pour s’écouler, tracent des méandres profonds dans lesquels on risque à chaque instant de disparaître, et qu’on retrouve toujours devant soi.

Interminables marais ! Nous avons pris comme point de direction un contrefort de la montagne qui s’avance en presqu’île au delà de l’embuscade et que nos adversaires ne pourraient atteindre sans se montrer et s’exposer à nos armes à longue portée. Il n’y a guère que trois kilomètres à franchir : nous mettons cinq heures à les parcourir. Quel soupir de soulagement quand nous posons le pied sur la terre ferme !

Et quelle joie aussi nous attend là ! De la hauteur nous apercevons enfin ce Fleuve Jaune qui est notre but, et que toutes les cartes portent à cent kilomètres plus loin. Nos renseignemens ne nous ont pas trompés, et la découverte qu’ils nous promettaient est obtenue. Voilà qui nous paie en un instant de toutes nos fatigues et nous fait oublier le danger qui nous menace encore. N’attendons pas pour assurer scientifiquement ce résultat, car qui sait où nous serons demain ! Il va être midi, le soleil brille : le théodolite est installé, et le capitaine de Fleurelle fait le point, en multipliant les observations de hauteurs conjuguées[1].

Dès qu’il a fini, nous repartons, suivant cette fois la terre ferme. Mon inquiétude n’a pas diminué, car nos ennemis ne

  1. De ces observations calculées, à notre retour, par le Bureau des Longitudes, ressort bien que le Fleuve Jaune s’avance vers l’Est 95 kilomètres plus loin qu’on ne le supposait. Cela modifie entièrement l’aspect de la région, puisqu’un grand fleuve coule en de larges plaines là où on supposait des massifs escarpés.