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— À cette heure où, sentant se réveiller en eux
Leurs appétits rivaux et leurs instincts haineux,
Les hommes des deux camps, haut monde et populace,
Prétendent par le fer se disputer la place ;
À cette heure où mon pied qui foule le pavé
Pourrait glisser encor dans le sang mal lavé,
Où les assassinats, les vols, les sacrilèges
Viennent de cimenter tous les vieux privilèges,
Et de rendre encor plus intense et plus fougueux
L’égoïsme du riche et la rage du gueux, —
J’ai cru, dis-je, j’ai cru qu’il pouvait être utile
Au milieu des écrits que la haine distille,
Des cris injurieux et des mots provocans
Que se jettent de part et d’autre les deux camps,
De publier, parmi la fureur générale,
Un livre familier, sans phrases, sans morale,
Sans politique aucune, et tout d’apaisement,
Qui dirait à l’heureux du monde, simplement,
Que ce peuple qu’il voit passer sous sa fenêtre,
Ce peuple qu’il méprise et ne veut pas connaître,
Conserve plus d’un bon sentiment ignoré ;
Et qui dirait encore au pauvre, à l’égaré,
Que, dans l’adversité, le meilleur, le plus digne,
Le plus grand, est toujours celui qui se résigne ;
Qui dirait tout cela sans trop en avoir l’air,
Par de simples récits, dans un langage clair,
Et qui dégageraient une bonne atmosphère.
— Ce livre, j’ai tenté seulement de le faire,
Et je l’ai bien mal fait, puisqu’on n’a pas compris.
Comme ceux dont il parle, au milieu du mépris,
Sa bonne intention sans doute ira s’éteindre ;
Et tout ce qu’il voulait faire aimer, faire plaindre,
Rentrera pour toujours dans son obscurité
Comme l’humble rêveur qui l’a si mal chanté.


FRANÇOIS COPPEE.