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d’un homme heureux. Ce titre, sous lequel Brunetière étudiait naguère ici même les souvenirs de Marmontel, conviendrait aussi bien à ceux du directeur du Gaulois. Lui aussi eut des débuts pénibles et dut s’évertuer. Mais c’est la fin qui décide de tout. Le bonheur rend cruel ou bienveillant : l’auteur de Ce que mes yeux ont vu est d’une bienveillance universelle. Ceux qui furent ses adversaires, il leur a pardonné ; ceux dont il fut l’adversaire, il s’est réconcilié avec eux. Ceux dont il ne partage pas les idées, il se défend de haïr leur personne ; ceux dont la personne lui est médiocrement sympathique, il leur est indulgent pour la sincérité de leurs convictions et pour toute sorte de mérites qu’il leur découvre. L’index des noms cités, qu’il a eu le soin de mettre à la fin du volume pour faciliter les recherches, est un index de noms cités avec éloge : c’est un répertoire et c’est un palmarès. Parmi tant d’hommes qui furent mêlés à la politique, aux finances, aux affaires, à la vie élégante, artistique, sportive et littéraire, on admire qu’il y ait eu non seulement tant de beaux talens, mais tant de braves gens, et précisément dans des milieux où on ne va pas toujours les chercher. On s’en réjouit. L’optimisme vous gagne. On se sent devenir fier de ses contemporains. On se sait gré de l’esprit qu’on a eu de naître dans une époque aussi évidemment privilégiée.

Cette impression agréable vient ici du tour qui est aimable, de la qualité du récit qui est volontairement léger et anecdotique. En fait, quelles réalités habille cette forme pimpante ! Que de tristesses pendant ces quarante années, et sans relâche comme sans compensations ! Quel portique à une période d’histoire, que l’invasion étrangère suivie de la guerre civile ! Pour ceux qui arrivaient alors à l’âge d’homme, ayant grandi dans cette illusion que la France était la première nation de l’Europe et que ses armes étaient invincibles, quel effondrement ! Ils ne s’en sont pas relevés. Ils ont continué de porter en eux une âme de vaincu. Le pays pareillement. Toutes les convulsions qui ont suivi ont été des phases d’un même mal, les conséquences d’une même détresse initiale. De quelque nom qu’elles se soient appelées, boulangisme, panamisme, antisémitisme, elles ont attesté le malaise d’un pays mécontent de soi, qui se retourne contre lui-même et s’épuise en luttes intestines.

De ces mouvemens de l’opinion M. Arthur Meyer ne prétend pas rendre compte en philosophe. Il est journaliste. Il l’a toujours été. Quand il fait à tel ou tel l’honneur de lui avoir appris son métier, c’est de sa part coquetterie toute pure. Au lieu d’avoir à apprendre le