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dans la salle du théâtre de l’Opéra de Berlin. Fêté en Russie, sur un geste de l’Impératrice, par toute la noblesse, et en Prusse, par le Roi, la famille royale et le public musicien, il en était venu à formuler ainsi ses impressions : Plus je vis l’étranger, moins j’éprouvai de joie à vivre misérable et méconnu dans ma patrie. Au mois d’août 1847, lassé de la lenteur avec laquelle marchaient les négociations au sujet d’une place de chef du chant à l’Opéra, il rendit « leurs paroles » aux deux directeurs, Duponchel et Nestor Hoqueplan. Il préféra tenir de l’imprésario Jullien, un Français domicilié à Londres, la place de chef d’orchestre d’un théâtre d’opéra que l’on allait créer et installer à Drury-Lane. On lui promettait dix mille francs d’appointemens par trimestre pendant la durée, non déterminée, de la saison théâtrale ; de plus, il donnerait quatre concerts « pour chacun desquels on lui garantissait cent livres sterling, » ce qui faisait, dit une note du 22 août dans la Gazette musicale, « dix mille francs de plus. »

Berlioz partit pour Londres le mardi 1er novembre, c’est-à-dire un mois avant l’ouverture du théâtre, annoncée pour le 1er décembre. Il fut ébloui tout d’abord de ce que l’on semblait lui réserver. Le 10 novembre, il écrivait à un de ses amis, M. Tajan-Rogé, de l’orchestre de Saint-Pétersbourg, pour lui conter sa joie et ses espoirs : « Jullien est un homme d’audace et d’intelligence qui connaît Londres et les Anglais mieux que qui que ce soit. Il a déjà fait sa fortune et il s’est mis en tête de construire la mienne. Je le laisse faire, puisqu’il veut, pour y parvenir, n’employer que des moyens avoués par l’art et le goût. » Ces illusions et ce contentement durèrent quelques semaines. Au lendemain des débuts de la troupe dans Lucie de Lammermoor, Berlioz se déclarait très satisfait de l’orchestre, des chœurs, de la chanteuse Mme Gras (Dorus-Gras) et du ténor Reeves, un Irlandais à la « voix charmante, » à la « figure expressive, » très bon musicien, jouant « avec feu. »

Mais, dès le 14 janvier, il sait à quoi s’en tenir sur la position de Jullien, déjà ruiné sans que personne s’en doutât, et n’ayant, pour soutenir son entreprise, ni répertoire, ni argent. « Il a exigé d’abord la réduction d’un tiers des appointemens, et ne paie plus du tout : on paie seulement chaque semaine les choristes, l’orchestre et les ouvriers, pour que le théâtre puisse marcher. Jullien a vendu son magasin de musique de Régent’s