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il nous manque l’histoire du peuple. » Nous n’en sommes plus là. Le peuple n’est plus à découvrir. Ce qui est difficile aujourd’hui c’est de faire à chacun sa part, au peuple comme aux grands. Le peuple n’est pas une divinité, ni un mythe. Sous prétexte de l’introduire dans l’histoire, il arrive trop souvent qu’on se livre à des généralisations hâtives et déclamatoires. D’autres, avec des traits empruntés à des régions diverses, voire à des époques sensiblement différentes, tracent des tableaux hypothétiques du peuple d’autrefois à l’usage du peuple d’à présent, où s’étale autant de fantaisie que dans les portraits illustrés de chaque roi qui figuraient naguère en tête de chaque règne, depuis Pharamond. C’est ce qu’on appelle écrire avec « l’imagination du cœur, » comme disait Taine de Michelet. Ce n’est pas ainsi qu’est conçue l’Histoire de M. Lavisse. Les gouvernemens et les gouvernés ne sont pas sacrifiés les uns aux autres, ni les provinces à la capitale. Et tout est décrit par des traits vivans. On ne trouvera pas un tableau de « la province » à telle ou telle époque. C’est par des détails soigneusement datés et localisés qu’on représente les choses. Ce qui se passe en Normandie n’est pas jeté dans la hotte pêle-mêle avec ce qui se passe en Bourgogne. La misère, la famine, la dépopulation, la guerre, la peste, ce sont des abstractions. Il y a la misère, la famine, la guerre, la peste en telle année, en tel endroit. Voilà ce qu’il faut dire et montrer.

Sans doute, à travers tout le royaume circule une vie commune, surtout lorsque la centralisation monarchique aura fait son œuvre. Mais il ne faut pas exagérer. Au moment même où l’on a l’habitude de nous la représenter comme achevée et déjà excessive, la centralisation était encore bien superficielle. Ce qu’on prend pour l’unité nationale, c’est surtout l’égalité dans la sujétion, et cette égalité elle-même comporte bien des nuances et des exceptions. La royauté n’a pas eu autant d’esprit de suite qu’on lui en prête. Ce qu’on appelle l’Ancien Régime, c’est un édifice disparate comme ces palais auxquels le caprice de chaque despote ajoute une aile ou un pavillon. Même à la veille de la Révolution, le royaume n’était, suivant le mot de Mirabeau, qu’une « agrégation inconstituée de peuples désunis. » Le chaos et l’anarchie régnaient dans la législation, dans l’organisation judiciaire, dans les finances. Personne n’arrivait à s’y reconnaître, ni les bureaux, ni les parlemens, ni les ministres, ni le