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manifestations dans leur pays ; mais ils viennent en foule, mêlés aux fils du peuple, prendre part aux examens traditionnels des lettrés pour acquérir les seuls titres qu’ils estiment. Dans l’Inde, la chute du régime anglais n’arrêterait pas les chemins de fer, les bateaux à vapeur ; les brahmanes ou les babous maîtres du pouvoir continueraient à développer les manifestations utilitaires de la civilisation occidentale qu’ils adapteraient au nouvel état social. Dans l’Annam, au contraire, le retour à l’indépendance serait aussi le retour « à la barbarie : » les progrès matériels qui sont la marque de notre domination disparaîtraient avec elle sans laisser de regrets.

Ce nationalisme étroit n’est pas exempt de grandeur. Résigné, sinon éteint, avant la guerre de Mandchourie, sauf chez quelques patriotes irréductibles qualifiés « pirates » pour ménager notre amour-propre, les triomphes des Japonais lui ont donné une vigueur nouvelle. Ils croient qu’un des leurs, quelque jour, renouvellera les exploits de Lê Loï et détruira les troupes françaises comme leur grand héros écrasa l’armée du prince Thông. Ils escomptent le succès de complots habilement ourdis, mais toujours trop tôt dévoilés ; ils exaltent les hauts faits de leur fameux Dê Tham, témoignage toujours vivant de notre faiblesse ; ils s’attachent à faire disparaître la vieille rivalité du Nord et du Sud, cause de leurs divisions et de notre rapide suprématie, et se préparent sans cesse au retour d’un roi vraiment national.

Les Français auraient tort de juger les Annamites sur leurs échantillons habituels : le boy sournois et vicieux, la con gaï frivole et cupide, le mandarin soumis, l’interprète servile. En réalité, l’âme indigène nous est fermée ; sa passivité apparente révélera tôt ou tard une ténacité, une audace, une férocité que nous sommes loin de soupçonner. Ne nous hâtons pas davantage d’escompter les effets stérilisans de notre scepticisme railleur, que les Annamites européanisés croient élégant d’adopter.

Le paysan qui patauge derrière ses buffles dans sa rizière, le coolie qui trottine sur les digues en fléchissant sous le poids de son fardeau, le scribe qui épelle sa laborieuse copie, le métayer des « concessions, » le boutiquier dans son échoppe, le mandarin sans revenus et sans pouvoir, pensent aux impôts croissans, aux perquisitions toujours menaçantes, au formalisme coûteux, à la