Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 2.djvu/925

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Empereur : nous devinons encore que toujours, au cours des séances, il s’est ingénié à tourner l’entretien sur des sujets qui lui permissent d’explorer en toute manière les sentimens et les idées de son illustre interlocuteur. Nous possédons ainsi, grâce à lui, des renseignemens biographiques dont l’équivalent ne se retrouve pour nous que dans certains chapitres du Mémorial de Sainte-Hélène ; et rien n’est plus intéressant que de voir, par exemple, l’ardente curiosité avec laquelle Napoléon, au plus fort de sa puissance, se préoccupe de telles questions d’art, de littérature, ou d’histoire qui l’attireront de nouveau, six années plus tard, pendant les loisirs de sa captivité. Sans compter qu’en face de cette grande figure nous goûtons aussi un très vif plaisir à rencontrer l’aimable et touchante figure de Canova lui-même, partagé entre son désir de pénétrer plus à fond dans l’intimité du génie de Napoléon et sa généreuse intention de tirer avantage de chacune des séances pour servir la cause sacrée de l’Église et de sa patrie. Cet artiste d’un talent inégal avait vraiment une âme d’une tendresse et d’une pureté délicieuses, exempte à un degré singulier de toute ombre d’égoïsme ou de vanité. Il ne s’était laissé nullement enivrer par la fortune ; et ce que nous révèle son journal de la noble simplicité de son attitude suffirait, à lui seul, pour nous expliquer la sympathie mêlée d’admiration que lui a toujours témoignée l’un des plus infaillibles connaisseurs d’hommes de son temps comme de tous les temps.


C’était maintenant à Fontainebleau qu’avaient lieu les séances. Le jeudi 13 octobre 1810, le sculpteur trouva Napoléon attablé en tête à tête avec l’impératrice ; et aussitôt un long dialogue s’engagea, où Canova put exposer le plus librement du monde les motifs qui l’empêchaient de venir demeurer en France. Puis on parla de la statue de l’empereur, achevée déjà depuis plusieurs années, et de tout ce que l’addition d’un costume déterminé enlève de grandeur et de vérité à une œuvre monumentale du genre de celle-là. La mention du prêtre nu dans le groupe de Laocoon amena Napoléon à interroger l’artiste sur les fouilles de Rome, dont l’histoire lui était déjà bien connue. Vint ensuite le tour des papes, vaillamment défendus par Canova contre les accusations méprisantes de son interlocuteur. « S’ils ne se sont point signalés dans les armes, ils ont cependant fait tant de choses merveilleuses, qui excitent aujourd’hui l’étonnement et l’admiration de tous ! — Quel grand peuple ce fut jadis, que celui de Rome ! (s’écrie Napoléon, pour couper court à un sujet qui l’ennuie). — Certes,