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que l’art se suffit à lui-même, qu’il n’a pas de plus haut objet que d’exalter la vie, et que « le reste est littérature. »

C’était en 1850. Il avait trente-trois ans. Il y en avait dix qu’il avait quitté Paris. Il y trouvait une atmosphère chargée et orageuse, la consternation des lendemains d’émeute. Alors une éclaircie se fit dans ses idées. Sous ce ciel soucieux, dans le malaise de la grande ville où il revenait en étranger, il fut pris de la nostalgie du pays de délices où il venait de vivre. L’Italie lui apparut comme la terre promise, la patrie de ses rêves. Seulement, sous l’impression de sa tristesse présente, il la vit colorée d’une teinte funèbre, voilée de mélancolie et de pressentimens de deuil. Une émotion inconnue s’emparait de lui à mesure. C’était comme un chant mystérieux qui lui sortait du cœur. Et il peignit la Malaria.

Ce tableau célèbre est une « chose vue, » une scène des Marais Pontins, aperçue près de Terracine juste avant le retour en France : une famille d’émigrans de la campagne romaine fuyant devant la fièvre. Qui ne se rappelle ce tableau étouffé, encaissé, ce ciel de Cocyte bas, cuivré de taches jaunes, cette eau inerte, terne, poissée de pourritures, et partout cette brume, ce « mauvais air » qui flotte comme une cendre empoisonnée qu’on respire et qui tue ? Le long de ces rivages de l’ombre de la mort, glisse une barque plate chargée de vies dolentes. Depuis la moribonde qui grelotte sous ses couvertures, les yeux dilatés par la fièvre dans sa face d’albâtre ; depuis l’aïeule au profil d’ombre qui berce le bambino jusqu’au jeune gars apathique, aux yeux cerclés de bistre, qui se couche sur le flanc, ne pense à rien et attend, et au pilote debout, appuyé sur son croc, à l’avant de la barque, pas une attitude qui ne révèle une nuance du mal, le découragement, la langueur, l’atonie de ce qui se sent mourir. Cependant, nonchalante, appuyée au bordage, la main négligemment pendante, montrant sa nuque dorée à pulpe de beau fruit, une rousse admirable, une fille de Giorgione étale les richesses de ses formes superbes, comme l’image épanouie de ces trésors vivans que le fléau dévore. Tout cela était peint comme c’était conçu, aisément, d’un seul jet, sans tourmens, sans efforts, dans une gamme chaude et sourde, opulente et contenue, d’un charme vénitien, avec un luxe et un émail, une fleur d’expression, une spontanéité qui ne reviendront plus. Une barque, un fleuve, des passagers qui si ; résignent ou s’effraient, depuis la barque de Génésareth jusqu’à celle de don Juan, et de celle de Dante à celle de Prud’hon, combien de fois ces quelques données n’ont-elles pas servi à exprimer l’émoi, lan