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trois précoces aventures de cœur : l’une s’était terminée par l’intervention de ses parens qui éloignèrent de lui l’objet de son amour ; une autre amie l’avait délaissé sans qu’il eût rien fait pour mériter cette disgrâce ; avec Frédérique, il se sentait pour la première fois personnellement coupable. Il traversa donc une période d’amertume qui lui rendit la vie presque insupportable. Toutefois, inaugurant dès lors une méthode thérapeutique qui devait si souvent le guérir, il fit de la littérature avec ses souvenirs et du drame avec ses remords ; de son aveu même, les deux personnages féminins qui portent l’un comme l’autre le nom de Marie, dans Gœtz de Berlichingen et dans Clavijo, durent leur naissance à cette première tentative de guérison par la poésie. — Mais, en outre, le premier Faust, à peu près achevé dans ses grandes lignes vers 1775, bien qu’il n’ait vu le jour de la publicité qu’en 1790, dut-il aussi quelque chose aux souvenirs de Sesenheim, et dans quelle mesure Gretchen est-elle inspirée de Rickchen ? C’est la question qu’il nous faut examiner désormais.


IV

Lorsque le secret de son idylle alsacienne fut livré par Goethe en 1812 aux commentaires du public allemand, aucun de ses lecteurs ne doutait qu’il n’eût déjà mis beaucoup de sa propre vie dans les œuvres romanesques ou même dans les créations dramatiques de son fertile génie. Werther, Tasse, Wilhelm Meister, les Affinités électives, autant de chapitres successivement détachés du livre de son existence intime, autant d’épisodes romanesques, qui, façonnés par un art admirable, plongeaient néanmoins dans la réalité par de vigoureuses racines. Et son œuvre maîtresse, ce Faust qui, en compagnie de Werther, devait être le seul parmi ses écrits à devenir véritablement populaire en Europe, n’aurait pas eu, lui aussi, sa source dans quelque passion ardemment, douloureusement vécue ? Cela parut impossible aux contemporains du poète.

Dès 1806, un certain Luden, récemment nommé professeur d’histoire à l’Université d’Iéna et doué de plus de franchise que de délicatesse à coup sûr, ne s’avisa-t-il pas d’interroger précisément sur ce point le grand homme auquel on venait de le présenter. Il lui demanda sans ambages si quelque souvenir