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personnel ne lui avait pas inspiré les scènes du Faust où passe la touchante figure de Gretchen. L’aventure de Sesenheim étant encore ignorée de tous à cette époque, Goethe put éluder sans difficulté cette lourde interrogation : il répondit par une plaisanterie sur l’incertitude qui s’attache à toutes les origines dans la science historique.

Mais quand les admirateurs ou commentateurs du grand écrivain purent goûter à l’automne de 1812 le récit de son roman alsacien, lorsqu’ils y lurent entre les lignes l’expression mal contenue de ses remords, beaucoup d’entre eux crurent enfin posséder le secret de Faust. C’est le célèbre critique Hermann Grimm qui a peut-être le mieux résumé plus tard cette unanime opinion de l’exégèse gœthéenne : « A la fin de son séjour en Alsace, écrit-il, à l’heure où mûrissait en lui la conception de son Faust, Goethe portait tout le poids d’un douloureux remords. Il avait enseigné la passion à une créature innocente pour l’abandonner bientôt en dépit des plus formelles assurances. Sans aucun doute le personnage de Gretchen est né du souvenir de Frédérique Brion[1]… Gœthe s’était insinué dans le cœur d’une jeune fille naïve et lui avait donné l’illusion d’entamer avec elle une liaison amoureuse dont la durée devait être sans fin ; puis, un beau jour, il lui avait dit : C’est assez maintenant. Adieu ! Vois à te tirer d’affaire à ta guise ! — Mais il en vint bientôt à grandir sa propre cruauté jusqu’aux proportions d’un symbole. Dans son imagination poétiquement créatrice, l’aventure se développa jusqu’aux conséquences les plus extrêmes qu’elle eût pu comporter dans la vie réelle, jusqu’au crime d’infanticide. Gœthe n’avait qu’à laisser à sa fantaisie la bride sur le cou pour que Marguerite se dégageât sans effort des traits délicats de Frédérique… Il voulut même affirmer cette ressemblance, puisque les attraits si connus de Gretchen, la mutinerie charmante dans les allures, la confiance naïve et sans bornes sont présentés dans Vérité et Poésie comme les attributs les plus caractéristiques de Frédérique. »

Cette opinion prit certainement naissance en 1812 et l’on chercha dès lors le prototype de Marguerite dans l’aimable fille du pasteur Brion. Or le texte des Mémoires de Gœthe ne parle

  1. Grimm a écrit Frédérique Brion, mais la critique allemande dit beaucoup plus volontiers « Frédérique de Sesenheim, » en raison de la consonance trop française à ses yeux du nom de famille que garda toute sa vie la jeune fille.