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mot, n’est-ce pas toujours une partie seulement de l’objet qu’il désigne réellement, ce qui suffit à nous faire penser à tout le reste. Nous appelons cela une abstraction, suivie d’une généralisation : et nous tenons l’une et l’autre pour des opérations qu’un être doué de raison peut seul accomplir. C’est évidemment à un pareil effort que l’enfant s’essaie tous les jours.

Dans ce débrouillement, on a très bien observé que l’enfant trouve d’abord les substantifs : car ce qu’il voit avant tout, ce sont des choses, ce sont des êtres dans leur complexité ; puis il s’approprie les verbes, car le verbe exprime pour lui une action, à laquelle il peut être sensible, soit par la façon dont elle frappe ses sens, soit par le degré d’intérêt qu’elle a pour ses appétits ou ses caprices. Il passe ensuite aux adjectifs, car il en vient à vouloir caractériser les choses par la qualité à laquelle il est le plus sensible quand il les voit, quand il les touche, quand il en use. Il arrive enfin aux propositions, adverbes et mots divers exprimant des relations : les premières de ces relations, celles qu’il tient le plus naïvement à affirmer et à faire connaître sont naturellement celles qui établissent que tel objet est bien à lui, est bien pour lui, est bien de lui. Peu à peu viennent les mots qui servent à fixer l’ossature de la syntaxe, c’est-à-dire à bien préciser les rapports des idées et la manière dont elles reproduisent les rapports des choses.

Pour désigner certaines relations idéales, comme celles du temps et de l’espace, il a plus de peine. L’espace, il le supprimerait volontiers, parce qu’il ne le connaît pas beaucoup. Il pense à une personne, à un objet : son imagination y va tout droit, comme fait la nôtre dans le sommeil, où nous nous sentons instantanément transportés dans tous les lieux auxquels nous rêvons. Ces objets et ces personnes, il veut les voir, et il se garde bien de réfléchir à la distance qui l’en sépare. Ainsi, une fillette de deux ans qui vient d’arriver à Paris voit, en un passage, une immense vitrine toute remplie de poupées. Tout de suite elle cherche des yeux la sienne qu’elle a laissée à la maison. « Et Madeleine, où est-elle ? »

Le temps, il apprend plus vite à le distinguer et à le subdiviser parce qu’il y a des choses qu’on lui fait attendre ; et il en est aussi qu’il n’aime pas voir arriver, comme l’heure de se coucher : mais, tout en s’efforçant de nier ou de dissimuler son envie de dormir, il sent très bien que le moment est venu où