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dans les revues spéciales ou même pédagogiques, dans les livres destinés aux classes, une tendance à constituer de toutes pièces une nouvelle morale. Ce qui, avant les articles de Victor Brochard, n’était le fait que de quelques esprits isolés, s’impose après eux à tous les esprits. Délaissant le vieux spiritualisme, abandonnant même le kantisme, on va maintenant chercher, puisque le professeur de Sorbonne a proclamé la faillite de ces systèmes, à les remplacer par d’autres moins suspects de religiosité ou de tendances métaphysiques. Ce fut à qui s’efforcerait de nous donner une morale scientifique, tout au moins une morale rationnelle.

Un jeune philosophe, M. Durkheim, avait dès 1887 manifesté cette ambition. Il publiait, cette année même, dans la Revue philosophique trois articles sur la Science de la morale et depuis, soit dans sa thèse la Division du travail social, soit dans un petit livre publié deux ans plus tard, les Règles de la méthode sociologique, soit dans une importante monographie sur le Suicide, il s’est toujours montré soucieux de découvrir dans les lois sociales les lois morales et de tirer de la constatation des mœurs positives des inductions pratiques susceptibles de s’appliquer à la conduite de la vie. Son enseignement à la Sorbonne a été nettement orienté vers les recherches morales. Un de ses collègues qui, bien que son aîné de quelques années, semble s’être mis à son école, a publié, en 1903, un livre qui, plus encore que les écrits de M. Durkheim, a marqué une date dans l’histoire de la morale en France. Ce livre, la Morale et la science des Mœurs, en un sens, est un écho des doctrines de M. Durkheim ; en un autre sens, il marque une direction assez opposée. Le trait commun de M. Lévy-Brühl et M. Durkheim est leur confiance en la sociologie. Selon eux, la morale ne se fait pas, elle est, c’est une réalité, une « chose » que l’on peut constater, décrire, modifier peut-être, mais qui ne saurait donner lieu ni à une théorie philosophique, ni à un système d’ordre pratique. Cette réalité morale ne réside pas dans les intentions insaisissables des individus, elle se fait voir dans leurs actes ; on la découvre, on l’observe dans cet ensemble d’actions communes qui sont universellement approuvées dans une société donnée. Ce sont les mœurs collectives ; elles ne sont ni bonnes ni mauvaises, elles sont. En un temps donné, dans un milieu donné, on appelle moraux les hommes qui