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puisse formuler une morale pratique. Il n’y a pas d’absolu moral, on ne peut dériver d’un ou de plusieurs principes les notions morales. La science morale ne peut pas davantage fournir de règle, ou, comme s’exprime M. Lévy-Brühl, elle ne peut être « normative. » Elle constate ce qui se fait et ne peut pas commander ce qui doit se faire. Tout au plus peut-on tirer de la science des mœurs une sorte d’art, un art moral rationnel qui permettrait de modifier la réalité morale donnée, comme le médecin, grâce à la physiologie, peut modifier rationnellement l’état des organes. Il y a cependant cette différence entre le sociologue et le médecin que le médecin connaît le but qu’il poursuit et qu’il n’a aucune hésitation sur la valeur de ce but ; il veut rendre au malade la santé ; tandis que la science du sociologue ne met à sa disposition que des moyens et ne saurait lui prescrire les fins qu’il peut être bon de poursuivre. Cependant M. Lévy-Brühl ne laisse pas d’avoir confiance en la vertu de cet art : il estime, en effet, que, si vague que puisse être l’idée de santé sociale, elle est assez claire pour donner lieu à d’utiles applications de l’art moral.

Quoi qu’il en soit, M. Lévy-Brühl s’estimera satisfait si, à la suite de M. Durkheim, il a convaincu philosophes et moralistes de la vanité de leurs spéculations, s’il leur a montré que « la morale n’est pas à faire ni la moralité à construire. » Les mœurs existent et une réalité morale est donnée : bonne ou mauvaise cette réalité est ce qu’elle est, et il convient de l’étudier d’abord et de découvrir ses lois d’existence et d’évolution avant d’essayer de la modifier. Surtout il n’y a pas de règle morale absolue : il n’y a pas d’action si abominable qu’elle nous paraisse qui n’ait été, ici ou là, en ce temps ou en cet autre, regardée comme sacrée, la prostitution à Babylone, la patrophagie aux îles Fidji, les infanticides à Carthage, un peu partout les sacrifices humains. Les moralistes doivent renoncer à donner aux hommes des règles, des préceptes « normatifs. » L’humanité marche sur une route réglée par des lois ; la science se borne à jeter une lueur sur la route. Nous pouvons savoir comment nous marchons, mais non pas où nous allons et nous pouvons moins encore savoir où il vaudrait mieux aller.

En suite de ces idées, on a proclamé la dépendance de la morale vis-à-vis des mœurs et l’indépendance des mœurs par rapport à toute règle et à tout principe. C’est dans l’observation