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des servitudes qu’elle en garde. Qui de nous ne s’est laissé parfois imposer l’idée des unes et des autres devant « des faces âpres et animées, d’autres ternes et dangereuses, d’autres fuyantes et menteuses, sans qu’aucune possède la calme autorité d’une âme raisonnable ? » Mais ce mouvement de pessimisme irrité ne dure pas. Il nous traverse comme un frisson, et nous revenons bien vite à des sentimens meilleurs, plus charitables et plus justes. M. Wells se complaît à sa caricature, à son exhibition, à ses satires. Il n’éprouve nul scrupule de s’attarder à des jeux où il ne peut prendre que le dégoût de ses semblables et de la vie. L’auteur, dirait-on, souhaite nous voir perdre toute la foi que nous pourrions avoir dans l’intelligence et la raison du monde, et il nous décrit complaisamment à cette fin le spectacle de l’île. C’est qu’en effet, « à part la grossièreté de leurs contours, le grotesque de leurs formes, » nous avons ici « sous les yeux, en miniature, tout le commerce de la vie humaine, tous les rapports de l’instinct, de la raison, du destin, sous la forme la plus simple. » Et voyez dans quelles dispositions le naufragé échappé de l’île infernale se retrouve au milieu des cités :


Des femmes qui rôdaient miaulaient après moi, des hommes faméliques et furtifs me jetaient des regards envieux, des ouvriers pâles et exténués passaient auprès de moi en toussant, les yeux las et l’allure pressée comme des bêtes blessées perdant leur sang ; de vieilles gens, courbés et mornes, cheminaient en marmottant, indifférens à la marmaille loqueteuse qui les raillait. Alors j’entrais dans quelque chapelle, et là même, tel était mon trouble, il me semblait que le prêtre bredouillait de « grands pensers » comme l’avait fait l’homme-singe ; ou bien je pénétrais dans quelque bibliothèque, et les visages attentifs inclinés sur les livres semblaient ceux de patientes créatures épiant leur proie.


M. Wells nous a exposé dans deux de ses romans, Quand le dormeur s’éveillera et La Machine à explorer le temps, le bilan anticipé du futur, le tableau du monde tel qu’il doit sortir de ce qui est. Jugez de l’arbre à ses fruits.

Quand s’éveille le dormeur, qui symbolise les idées généreuses du XIXe siècle, le rêve de liberté individuelle et de bonheur universel, ce rêve a subi une longue éclipse, et voilà qu’après deux siècles, il reparaît, deux siècles pendant lesquels s’est développé tout ce qui lui était contraire, pendant lesquels a triomphé l’évolution fatale, brutale, d’une société qui n’a pas voulu se reconstruire sur des bases plus raisonnables, s’ordonner selon des lois meilleures. Il a, cette fois, la puissance à son