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constituée que par une matière, par les croyances, par les habitudes collectives de penser. La raison des sauvages n’est pas la nôtre, la raison des primitifs n’est pas celle des civilisés, la raison des hommes de Cro-Magnon n’était pas la même que celle des Hellènes, celle des Hellènes différait même en nombre de points de celle des Hébreux. Ce que les modernes appellent raison est une sorte de faculté subtile et critique dont l’usage a été précieux pour la rénovation moderne de la science positive, mais dont l’application aux coutumes et aux traditions sociales peut être et est ordinairement désastreuse. La raison est un dissolvant, un principe d’anarchie. Or, les sociétés n’existent que par leurs habitudes communes, par la solidarité d’action et d’idées qui assure la permanence des groupes. C’est l’autorité du groupe qui s’impose à la conscience des individus, qui les oblige, et il n’y a pas d’autre fondement de l’obligation. Faire dépendre l’obligation morale de la raison serait livrer la morale individuelle et la pratique sociale à toutes les fantaisies anarchiques de la conscience individuelle. C’est une conscience collective qui juge pour nous et nous devons nous y conformer.

Une telle conception, nous l’avons vu, ne tendrait à rien moins qu’à entraver tout progrès des mœurs. Toute innovation morale deviendrait par là même criminelle. Mais ce n’est pas tout : on a beau réduire par système la raison à n’être plus que la collection des idées communes, on ne la supprime pas pour cela. Elle persiste à durer, à prononcer des jugemens, à formuler des appréciations. Lorsque les sociologues lui montrent que des mœurs imposées comme obligatoires ne doivent leur origine qu’à des préjugés, parfois même à des erreurs avérées ou à des abus de la force, comment la raison humaine pourrait-elle révérer longtemps encore les coutumes consacrées ? Comme l’a si justement établi Guyau, la réflexion dissout nos sentimens instinctifs. Et M. Lévy-Brühl, au moment même où il se défend de compromettre la solidité des ordonnances morales en nous révélant leurs origines, en vient à nous dire : « Qui sait si l’une des formes du progrès qu’on peut espérer de la science ne sera pas la disparition de ces impératifs périmés et cependant respectés ? » Comment en effet, lorsqu’on lit l’étude que M. Durkheim a consacrée à l’Inceste, n’être pas frappé, si l’on adopte ses conclusions, de la faiblesse ou plutôt de la nullité des raisons qui ont amené la prohibition ? Et comment