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morale. Cela suffit aux kantiens qui se refusent à accepter les postulats de leur maître et à professer des croyances métaphysiques. Ceux-ci cependant à leur tour sont bien forcés d’avouer que si l’homme, aux instans tragiques où se découvre toute la hauteur du ciel moral, se voit clairement obligé, pour ne pas se renier, d’« y mettre la tête, » c’est qu’il sent dans sa vie même quelque chose de meilleur que la vie, comme un ordre supérieur à l’ordre de vie.

Pour que la raison ait le droit de nous commander et d’exiger parfois le sacrifice de notre vie même, il faut bien qu’une valeur incomparable y soit comme enveloppée, la valeur d’un ordre souverain révélé par elle, inséparable d’elle, cependant supérieur à nous. En ce sens qui, je crois bien, est le vrai, Dieu est aux racines mêmes de tout notre être moral, le Dieu implicite de la raison, mais non pas nécessairement le Dieu explicite de la métaphysique spiritualiste. Celui-ci n’apparaît que plus tard à la conscience. C’est ainsi que toute action morale est imprégnée et comme baignée dans une atmosphère divine, car le dieu intérieur se révèle par la conscience et nous fait sentir dans la majesté du Devoir sa souveraine valeur. Nous pouvons dire, mais en un sens bien moins matériel que le poète :


Est deus in nobis, agitante calescimus illo ;


« C’est un dieu qui habite en nous, sa présence nous remue et nous échauffe ; » ou mieux encore avec saint Paul : « In ipso enim vivimus, movemur et sumus, » car c’est en lui que nous trouvons tout ce que nous avons de vie, de mouvement et d’existence. Il nous paraît donc, ainsi qu’à M. Dunan, que, pour fonder la morale, il faut dépasser la science qui ne donne que des jugemens d’existence. Il faut arriver à formuler des jugemens de valeur. C’est notre raison tout entière et non pas seulement notre intelligence qui peut nous révéler la valeur des êtres, des pensées ou des actions, la valeur même de notre vie et de ce qui est au-dessus de la vie. C’est elle qui nous excite constamment à nous dépasser nous-mêmes, à vivre dangereusement, comme disait Nietzsche, à conquérir, par-delà l’esclavage des choses basses, la maîtrise supérieure, aurait dit encore Nietzsche, la liberté souveraine, dirait Spinoza, la liberté des enfans de Dieu, comme parlent les chrétiens. Ces derniers disent encore