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II. — DE CORTINA A PIEVE DI CADORE

Parce que nous avons vu naître les automobiles et presque les chemins de fer, nous nous imaginons avoir inventé les voyages. Rien n’est plus faux. Dès l’antiquité, le besoin de voir des pays nouveaux existait. Sénèque, déjà frappé par ce goût du changement inné chez l’homme, l’explique par la partie divine qui est en nous, car, dit-il, « la nature des choses célestes est d’être toujours en mouvement. » Par nécessité ou par devoir, par neurasthénie ou par snobisme, — les mots seuls sont modernes, — par plaisir ou pour apprendre, les anciens se déplaçaient souvent, et je ne vois guère que Socrate qui ne sortait jamais d’Athènes, parce que, déclare-t-il, « aimant à s’instruire, les arbres et les champs n’avaient rien à lui enseigner. » Au moyen âge et à la Renaissance, le désir d’horizons inconnus se développa sans cesse. Et jamais la joie d’aller de ville en ville ne fut plus grande. Aujourd’hui, même quand nous abandonnons le chemin de fer pour l’automobile, nous n’entrons pas en contact avec un pays. C’est dans un coche tranquille, faisant quelques lieues par jour, et mieux encore, le bâton à la main, que l’on connaît vraiment une contrée. La pure volupté des voyages, ce furent les touristes des siècles passés qui la goûtèrent. Heureux temps, dont parle Ruskin, où l’on pouvait cheminer lentement sur les grandes routes, entre les prés et sous les bois, s’arrêter si l’on voulait pour cueillir une fleur, où l’on voyait changer lentement les terrains, les arbres, la lumière, le ciel, les visages, où l’on se soumettait docilement à cet ensemble de conditions naturelles qui, distribuant la vie dans les vallées ou sur les hauteurs, donnent leur caractère aux paysages et en façonnent l’âme même.

Pas plus que les plaisirs trop faciles ne sont les meilleurs, les voyages trop commodes ne sont les plus beaux. On ne peut pas sans transition saisir tout d’un coup le charme d’une région. Il faut une préparation, une initiation et quelque recueillement. Jadis l’éloignement, les difficultés, l’attente paraient de mystère le but désiré. On se rendait chaque jour plus digne des émotions qu’on allait chercher si loin. Et je crois bien que jamais l’Italie ne nous paraîtra aussi séduisante qu’à ces artistes d’autrefois qui partaient vers elle, enivrés, mais sans ressource,