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tiers-état, de profession à profession, l’on n’y pouvait risquer un pas sans se heurter à une muraille, et sans sentir durement cette hiérarchie minutieuse et taquine en irritante et blessante inégalité, quelque adoucissement que mît, au dire de Sénac de Meilhan, dans les relations de personne à personne, la politesse française en sa plus fine fleur. C’est de ces petits riens que sont faits tous les jours les désespoirs, les colères, les révoltes secrètes des hommes, qui font un beau jour les révolutions, à la fois spontanées et méditées, des peuples. Tocqueville l’a noté, avec ce bonheur d’observation qu’il a rencontré si souvent : « Plus de hiérarchie dans la société, plus de classes marquées, plus de rangs fixes : un peuple, composé d’individus presque semblables et entièrement égaux ; » voilà la société que les philosophes et les économistes concevaient, annonçaient, promettaient ; voilà la société que d’un instinct violent on voulait, que les ignorans portaient dans leur cœur comme les docteurs la portaient dans leur tête, et qui ne pouvait manquer, à l’heure fatale, de s’en élancer tout armée.

Que cette inégalité extrême, diffuse jusqu’à y être universelle, ait fait le fond de la société ancienne, et que ce soit surtout contre elle que la Révolution ait été faite, il eût été facile, il y a cent ans ou seulement soixante ans, d’en recueillir, outre les preuves écrites, le vivant témoignage. Nos pères le tenaient de leurs pères ou de leurs grands-pères, la plupart personnellement, et quelques-uns terriblement mêlés à cette histoire : c’est pour l’égalité qu’ils s’étaient battus, pour qu’il n’y eût plus ni castes, ni classes, ni cadres, tant on en avait souffert, — et comme s’il pouvait y avoir une chair sans os, un corps sans squelette ! Mais on n’en voulait plus, et, pour qu’il n’y en eût plus, on faisait la guerre aux rois, on l’aurait faite aux dieux ! Ici intervenaient peut-être, il est permis de le craindre, des sentimens moins louables que le simple sentiment de l’inégalité tournant à l’injustice, et, derrière la dignité offensée, la vanité, l’envie, la rancune. Qu’on cherche pourquoi, parmi les acteurs sanguinaires de la révolution, il y eut tant de robins de robe courte : la réponse à cette question, ce n’est pas l’Ami du peuple, ce n’est pas le Père Duchesne qui nous la donneront. C’est plutôt le Catalogus glorix mundi du président Chassanée[1] ;

  1. C’est ainsi que l’appelle Loyseau. Mais ailleurs on trouve « Chassenée », et les Biographies (Didot ou Michaud) disent « de Chasseneuz » ou « de Chasseneux. » Le titre complet de l’ouvrage est : Catalogua gloriæ mundi adño Bartholomeo a Chasseneo, Jurium doctore, advocato regio baillivalus Heduensis editus