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borne ! Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà[1]. »

Ainsi vérité, justice, telles que les conçoivent et peuvent les pratiquer ou les réaliser les hommes, et toute la société même, ne sont que le capricieux produit de la coutume et du hasard. Où est donc le fondement de l’ordre et qu’est-ce donc que « l’essence de la justice ? » — Est-ce « l’autorité du législateur ? » Est-ce le bon plaisir, « la commodité du souverain ? » N’est-ce pas, plus certainement, « la coutume présente ? » Quoi qu’il en soit, « rien n’est juste de soi ; tout branle avec le temps, La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue… Qui la ramène à son principe-l’anéantit[2]. »

Tout de suite Pascal devine le danger, et l’on dirait qu’il recule devant la fosse qu’il creuse. « L’art de fronder et bouleverser les États est d’ébranler les coutumes établies, en sondant jusque dans leur source pour marquer leur défaut de justice. Il faut, dit-on, recourir aux lois fondamentales et primitives de l’État, qu’une coutume injuste a abolies. C’est un jeu sûr pour tout perdre ; rien ne sera juste à cette balance[3]. » Qu’on ne joue pas à ce jeu-là. Il est vrai : « la coutume ne doit être suivie que parce qu’elle est coutume, et non parce qu’elle soit raisonnable ou juste ; mais le peuple la suit, par cette seule raison qu’il la croit juste ; sinon, il ne la suivroit plus, quoiqu’elle fût coutume[4]. » Il est donc « dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n’obéit qu’à cause qu’il les croit justes. C’est pourquoi il lui faut dire en même temps qu’il y faut obéir, parce qu’elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs, non parce qu’ils sont justes, mais parce qu’ils sont supérieurs. » S’il se pouvait qu’on lui fît entendre cela, et « ce que c’est proprement que la définition de la justice, » qu’il n’y a aucune loi ou coutume « vraie et juste à introduire, que nous n’y connaissons rien, et qu’ainsi il faut seulement suivre les reçues, » « voilà toute sédition prévenue[5]. » Mais cela se peut-il ? Prenons garde : « le peuple prête aisément l’oreille à ces discours, il secoue le joug dès qu’il le reconnaît… Il ne faut pas qu’il sente la vérité de l’usurpation ; elle a été introduite

  1. Pensées, art. IV, pensée IV.
  2. Ibid., ibid.
  3. Ibid., ibid.
  4. Ibid., ibid., pensée VI.
  5. Ibid., ibid.