Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 6.djvu/141

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

conscience, la met en face d’elle-même, ne ménage plus rien, ne craint ni d’alarmer, ni d’offenser. Lui-même a oublié ses maux, ses blessures, il se relève, véhément comme un soldat qui se précipite au-devant d’un chef pris de vertige en plein combat. Si lui, jeune homme de vingt-trois ans, obscur et isolé, a été solennellement blâmé pour s’être prêté aux plaintes de Mickiewicz ; s’il n’a trouvé dans son pays, quand il lui a parlé de réformes sociales, que visages hostiles et volontés résistantes, qu’en sera-t-il de ce prêtre de cinquante ans qui, après avoir été la figure lumineuse du clergé français, étonne et inquiète l’Europe par de farouches éclats, suivis de farouches silences, jette la rumeur de guerre, crie l’anathème aux puissans, invite les peuples souffrans, les petits, les pauvres à attendre à genoux le coup de tonnerre inscrit dans les décrets divins, qui foudroiera tous ces détenteurs de pouvoir, princes de la terre et princes de l’Eglise, qui barrent aux nations le chemin de la liberté ? Qui comprendra cette prise d’armes violente après toutes les adhésions signées, ce passage subit « d’une soumission absolue à la plus éclatante révolte ? » Tout ce qu’un cœur fervent peut trouver pour fléchir le caprice inexorable d’un malade, Montalembert le cherche dans la gloire de Lamennais, dans son passé, dans son avenir, et il jette à la fin le cri d’amour : « Comment pouvez-vous être ainsi impitoyable envers moi ? » Il prévoit la satisfaction de ceux qui ont calomnié à l’avance et dénoncé dans l’obéissance de Lamennais les réticences de ses desseins et le germe de sa révolte. « Pardonnez-moi, lui dit-il, l’excessive franchise de mes paroles, je suis tellement pénétré de douleur que je ne puis mesurer mes expressions. »

C’est que pour lui l’épreuve était grave. Il sentait bien que si Grégoire XVI condamnait encore, le prêtre breton s’obstinerait dans une résistance sans issue. Et lui-même serait atteint dans son honneur de fils de l’Eglise, car sa propre amertume contre Rome, l’humeur boudeuse qui l’avait conduit en Allemagne sur les tristes chemins d’exil, étaient faites de sa fidélité à Lamennais. Il s’était pour ainsi dire porté garant du lien qui unissait Lamennais à l’Eglise. Si la révolte lui était apparue dans certaines lettres de son maître, c’était comme une tentation secrète de l’esprit qui pouvait être encore conjurée. Tandis qu’obéissant et muet il errait hors de France, Lamennais,