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respecter comme une bonne amie et une bonne tête. Il a plus d’esprit qu’on ne lui en croit d’abord, et Pierre-Buffière, qui en a comme dix diables, lui en a trouvé beaucoup plus tenant à la profondeur qu’au brillant. J’ai mis toute cette bande joyeuse à son aise pour qu’ils prennent plaisir à être ici, et puis pour les connaître mieux. J’étudie surtout le Pierre-Buffière ; je lui crois le cœur bon ; il est polisson et plus jeune qu’on ne l’est à son âge. C’est un singulier contraste que celui de son enfantillage avec des réflexions et des écrits qui sembleraient de Locke.


Une semaine après, quand Pierre-Buffière et Louise, séparés brusquement, se furent, chacun de son côté, éloignés du bailli, celui-ci reprenait : « Pierre-Buffière a, je crois, très bien connu Louise ; elle lui a beaucoup fait perdre son temps ici, et je ne voulus pas sur cela les gêner. » Quoi ! le pieux et honnête bailli n’aurait pas voulu gêner une intimité suspecte à ses yeux, — est-ce croyable ?… Louise, il est vrai, aurait pu feindre d’aimer son mari, ne fût-ce que pour mieux dissimuler une inclination inavouable. Mais c’est à son frère lui-même qu’elle protestait en confidence de sa sincérité dans cette affection de devoir ; et Pierre-Buffière, bien loin de l’inquiéter dans ces sentimens-là, déplorait seulement à part lui qu’une si belle créature appartînt à un demi-fol qui la négligeait. Il se déclarait lui-même plus épris que jamais d’une demoiselle de condition très médiocre qu’il avait connue à Saintes du temps qu’il y tenait garnison, avant son expédition de Corse. Il disait, il croyait peut-être, s’en être allé guerroyer à cause d’elle, pour se soustraire à l’autorité blessante de son colonel dont cette fille avait dédaigné les avances. Il entretenait toujours avec elle une correspondance suivie, et il priait Louise d’en être à l’avenir l’intermédiaire et la dépositaire, afin que son père n’en pût rien surprendre. Louise accepta de lui rendre ce service ; elle approuva même cette liaison romanesque, tout en prévoyant que son frère aurait à la rompre avant peu pour faire certain mariage fortuné auquel il se laissait volontiers pousser par une belle cousine et voisine de château, la marquise de Limaye. Cette dame avait jeté les yeux pour lui sur la plus riche héritière de Provence, la fille unique du marquis de Marignane.

Inopinément, sur ces entrefaites, le bailli reçut de la marquise de Mirabeau une lettre de remerciement pour ses sollicitudes envers son fils, dont elle se plaignait doucement de n’avoir pas eu signe de vie depuis un an. Le bailli demanda