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L’insuffisance même de la paye du journalier est une raison pour la diminuer. Plus il est pressé par le besoin, plus il se vend à bon marché. Plus la nécessité est urgente, moins son travail est fructueux. Les despotes momentanés qu’il conjure en pleurant d’accepter ses services ne rougissent pas de lui tâter, pour ainsi dire, le pouls, afin de s’assurer de ce qui lui reste encore de forces ; c’est sur le degré de sa défaillance qu’ils règlent la rétribution qu’ils lui offrent ; plus ils le sentent près de périr d’inanition, plus ils retranchent de ce qui peut l’en préserver : et les barbares qu’ils sont lui donnent bien moins de quoi prolonger sa vie que de quoi retarder sa mort. Tel est cependant l’état dans lequel languissent en Europe, depuis le don empoisonné de la liberté, les dix-neuf vingtièmes de chaque nation[1].


« C’est l’impossibilité de vivre autrement qui force nos journaliers à remuer la terre dont ils ne mangeront pas les fruits et nos maçons à élever des édifices où ils ne logeront pas[2]… » Les contrats ne sont pas libres, et il y a dérision à prétendre qu’ils peuvent l’être ; car il faut manger. Forcé de manger, et privé de manger s’il ne gagne pas au jour le jour sa maigre nourriture, l’ouvrier moderne se voit précipité plus bas dans la misère que l’antique esclave qui, du moins, était nourri.


Le manouvrier libre ne se paie que comme un homme, c’est-à-dire très peu de chose ; mais l’esclave coûte presque autant qu’un cheval, ce qui le rend bien autrement précieux, et qui donne une tout autre cherté aux fruits de son travail, car, nous ne cesserons de le redire, malgré les glapissemens des volières philosophiques, ce qui peut arriver de plus favorable à tout être portant la figure d’homme, mais condamné à gagner sa vie par l’emploi de ses bras, c’est d’être élevé à peu près au rang d’un bidet.


Non pas au rang, mais au-dessous de la bête de somme. « D’après les proportions relatives établies entre tous les objets de consommation, le manouvrier pouvait vivre partout, comme il vit, bien entendu, c’est-à-dire un peu plus mal que les chevaux, parce que ces animaux ne paient ni leur bourrelier ni leur maréchal, et que ce n’est pas sur leur ration qu’on prend de quoi raccommoder le chariot[3]. » Et pourtant : « Tout être vivant a un titre pour exiger des alimens : ses dents et son estomac ; voilà sa patente, il la tient de la plus respectable des chancelleries[4]. » Il se peut que ce titre dorme, et, en fait, il

  1. Annales ; t. I, p. 98-99.
  2. Théorie des lois civiles, I, 274.
  3. Réponse aux docteurs modernes, II, p. 186-187.
  4. Annales, VII, 203-206.