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suis d’une nature indolente et tyrannique qui doit être intolérable aux caractères vifs et décidés. Je ne résiste pas beaucoup, mais par je ne sais quelle composition lente j’arrive à ne point donner satisfaction ; ma volonté ne s’impose pas, mais elle ne s’aliène jamais, et ma faiblesse est corrigée par mon égoïsme. Je suis porté à la tendresse, mais non au sacrifice ; quand on a prise sur moi, c’est qu’en général la chose dont il s’agit m’est, comme une multitude d’autres, parfaitement indifférente. Ce qu’on peut le plus sûrement exploiter en moi, c’est ma répugnance à lutter et ma peur immédiate de faire de la peine, qui du reste n’est pas sans affinité avec mon égoïsme. Mes seules qualités sociales, douceur, facilité à sympathiser de goûts, indulgence infinie, discrétion, sont des dérivés de mon indifférence qui est vraiment épouvantable ; je pousse l’orgueil jusqu’à la modestie dont le voile me sert bien moins à cacher mon fort que mon faible. Je connais tous les vides, et je les avoue sans crainte à qui me connaît, car j’espère que mes intimes y discernent ce qui est né avec moi de ce qui est le résultat de ma douloureuse enfance et de ma jeunesse manquée. Non, certes, je ne suis pas né indifférent, je ne puis songer sans attendrissement à ma bonté native, à ma soif d’aimer et de me dévouer égale à mon immense curiosité. Le collège m’a communiqué tous les défauts attachés aux deux mobiles du régime scolaire, qui sont la peur du maître, et d’être le premier de tous. Mes premiers pas dans le monde m’ont successivement détaché des objets où j’avais mis ma foi et mon bonheur. Il y a donc dans ma personne compliquée un moi très supérieur au moi actuel. C’est ce moi que je voudrais dégager, ressusciter, appeler à jouir à son tour de la vie. Et ce n’est point dans des joies intermittentes et empoisonnées que ce moi peut se reconquérir, c’est dans le bonheur, un bonheur adapté à sa primitive nature, non par une partie souvent rompue d’occasions, mais par une condition assise et stable. Or le mariage rend cette condition possible, mais il ne la réalise que si d’autres conditions préalables de sympathie et de conformité d’esprit sont assurées. Ce grand jeu ne me tente pas assez pour que j’ose en courir les risques, de sorte que je sens m’échapper la seule solution qui s’offre aux difficultés de ma vie, et j’en veux une à tout prix.

Je m’aperçois que je noircis beaucoup de papier pour la