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maintenant, la sécurité inconnue dans le bled est garantie par la protection mutuelle que se donnent les habitans. L’activité et les forces de l’homme n’y sont pas absorbées par cette veille stérile à laquelle doit s’astreindre le nomade toujours aux aguets. Nous y trouverons donc des mœurs, une vie sociale, une répartition du travail plus conformes à nos idées.

À égale distance de Melilla et d’Alhucemas, à l’Ouest de la presqu’île des trois Fourches, apparaît sur la côte le village d’Asanen, ancien repaire de pirates, dont les 3 000 habitans sont à la fois pêcheurs et cultivateurs. Demandez quelle est, parmi les 350 familles qui composent le village, la plus patriarcale, celle où les préceptes du Coran sont le plus rigoureusement observés, et tout le monde vous dira sans hésitation : « Allez chez ben Tahar, c’est un sage, c’est un homme juste ! »

Ben Tahar est un vieillard très bien conservé de soixante-quinze ans ; il nous présente ses deux femmes, Yamina, âgée de cinquante-cinq ans, et Maïmouna, qui compte trente-cinq printemps. Il a sans doute été marié bien des fois, car son fils aîné âgé de quarante-cinq ans provient d’une union antérieure. Dans le cimetière, ce grand champ de pierres qu’on aperçoit à flanc de coteau derrière le village, d’autres épouses de ben Tahar dorment du dernier sommeil ; ne lui demandez ni leur nom, ni leur nombre, car vous embarrasseriez le mari insouciant et volage.

Maïmouna, l’épouse préférée, habite la chambre de ben Tahar, à qui elle a donné dix enfans, tandis que Yamina en a eu trois seulement. L’épouse de cinquante-cinq ans est reléguée à l’autre bout de la maison et sert de nourrice sèche aux enfans de sa rivale. Maïmouna, qui dès son entrée en ménage fit attribuer à la pauvre Yamina une position modeste et subordonnée, ne redoute plus cette rivale devenue épouse honoraire : ce qu’elle craint c’est de se voir supplantée un beau jour par une femme plus jeune, par quelque fillette de quatorze ans que le hasard aura mise sur le chemin de son vieux mari.

Voici l’âge des fils de ben Tahar : quarante-cinq ans, dix-huit ans, douze ans, neuf ans, six ans, quatre ans et deux ans. On ne parle pas des cinq filles qui ne comptent pas. Le fils aîné de ben Tahar, Mohammed, habite la maison avec sa femme et un bébé. Huit vieilles femmes pauvres, servant de domestiques, font partie de la famille, ainsi qu’un berger et deux ouvriers.