Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 6.djvu/903

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mémoire manuscrit, en forme de réponse à une amie qui était censée lui demander cette explication. Elle y disait :


J’ai fait serment de ne jamais parler du comte de Mirabeau au public. Il m’est déjà trop dur de poursuivre son nom dans la personne de son oncle. D’ailleurs, sa position actuelle le mettant dans l’impuissance de se défendre m’impose la loi de ménager un malheureux dont il n’y a plus rien à redouter… Le bailli a trop bien combiné les moyens de me nuire pour ne pas profiter de la délicatesse qui m’impose silence sur son neveu ; il a pu facilement la pressentir ; l’homme le moins vertueux connaît assez le code des honnêtes gens pour prévoir leur marche et lire dans leur âme. Le méchant seul est impénétrable. Comment pourriez-vous exiger de moi, mon amie, que je m’arrêtasse à l’infâme trafic que le bailli fait contre moi des lettres plus infâmes encore de son neveu ? Qu’il les colporte tant qu’il voudra, elles feront sa honte et ne pourront jamais m’incriminer. En effet, ou ces ettres sont écrites après coup et dans un état d’esclavage qui, mettant un coupable dans la dépendance directe de celui qui le punit, le force à subir ses lois ; ou elles ont été réellement écrites dans le temps que, par un dernier effort, je sacrifiais ma tranquillité et ma répugnance intérieure pour éviter la chute du comte de Mirabeau. S’il a été capable d’écrire à cette époque des horreurs contre son unique protectrice, quel crédit doit-il trouver, et quels supplices peuvent punir un tel monstre ? Je connais une lettre (dont je puis disposer, quoiqu’elle soit adressée à un tiers), elle fut envoyée de Rotterdam à la fin de l’année 1776[1] : le comte de Mirabeau y nie formellement d’avoir jamais rien écrit contre moi, et défie qu’on lui produise ni lettres, ni autres preuves de cette horrible ingratitude. Celles que le bailli emploie sont écrites de France dans les premiers mois de la même année : quand il me les produira, ma réponse sera prête, et j’ignore comment il se lavera de l’infamie qu’entraîne l’usage de tels moyens, surtout quand ils sont employés de mauvaise foi. Le bailli n’ignore point les vices de son neveu : bien plus, il ne les a laissé ignorer à personne dans le temps où une passion dominante n’absorbait point encore toutes ses idées et ses sentimens. Comment ose-t-il fonder ses calomnies, ses séductions et ses persécutions sur des lettres du comte de Mirabeau qui, s’il les a écrites dans un temps de liberté, a surpassé par ce seul trait toutes les noirceurs connues ?…


Ces argumens avaient plus d’accent que de force probante : Louise s’en rendit compte à leur peu de succès. Ses derniers partisans lui conseillaient maintenant d’entrer en composition avec son père, d’en appeler doucement, respectueusement, à sa clémence et à sa justice mieux informée, et d’amener d’abord le bailli à s’interposer. Louise hésita ; elle espérait encore que Linguet voudrait se charger de renouveler, en l’amplifiant, le

  1. C’est la lettre de Mirabeau à sa mère, datée du 21 novembre, dont nous avons reproduit plus haut le passage essentiel.