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les parades de mon régiment je ne puis voir qu’un symbole vivant de la tyrannie. » Sitôt délivré, il suit les cours de l’université de sa ville natale, avec un programme d’études tracé à l’avance, et qu’il s’efforce d’appliquer point par point. Et comme le développement de ses réflexions philosophiques l’a amené à tenir pour désirable l’état de mariage, le voici qui demande la main d’une jeune fille de Francfort, la première venue, sans que l’amour soit pour rien dans les motifs de ses fiançailles avec la douce et insignifiante Wilhelmine de Zenge ! Après quoi il se met en devoir de « former » sa fiancée, remplissant ses lettres de prescriptions pédagogiques invraisemblables, réglementant à la fois les lectures, les pensées, et les sentimens de la jeune fille, avec la ténacité impitoyable d’un dompteur qui aurait entrepris de « dresser » un chien ou un singe « savans. » Et puis, tout d’un coup, en 1801, une catastrophe tragique vient à jamais bouleverser l’existence de notre « intellectuel. » Lui qui, jusque-là, n’avait voulu admettre jamais d’autre pouvoir que celui de sa « raison, » il découvre, dans les écrits de Kant, que sa « raison » ne possède aucune valeur absolue, et ne lui apprend rien sur la réalité des choses. Pendant deux années, il demeure littéralement anéanti, sous le choc effroyable de cette découverte. Et c’est ainsi qu’il se décide enfin à devenir poète, ou, pour mieux dire, auteur de pièces en vers : seule, la création d’un monde imaginaire aura de quoi occuper désormais son cerveau, l’empêcher de succomber au désespoir où l’a mis, pour toujours, la révélation de son impuissance métaphysique.

Ses pièces, depuis la Famille Schroffenstein jusqu’au Prince de Hombourg, se ressentent naturellement de cette origine, et de l’ « intellectualisme » anormal de leur auteur. Elles manquent à un degré extraordinaire de « poésie, » malgré l’élégante et solide facture de leurs vers ; et j’en connais peu d’autres où règne une atmosphère aussi étouffante, comme si le dramaturge ne soupçonnait même pas l’avantage qu’il y aurait pour lui à ouvrir, en quelque sorte, les fenêtres du palais où se déroulent ses rêves, pour y laisser pénétrer un coin de ciel bleu, un souffle rafraîchissant d’air pur, et l’écho léger du chant des oiseaux dans les bois d’alentour. Mais que, d’autre part, ces pièces soient admirables d’invention et de force dramatique, les plus « réelles » et les plus « tragiques » tout ensemble du théâtre allemand, c’est ce que personne aujourd’hui ne saurait contester. Chacune d’elles contient des scènes qui, comme celles que j’ai citées du Prince de Hombourg, rachètent leur défaut d’abandon et de beauté poétiques par l’originale vigueur des caractères, l’imprévu des