Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 10.djvu/168

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
164
REVUE DES DEUX MONDES.

pire à l’école un air chargé de science : mais, de grâce, qu’on y mêle toutes les senteurs du terroir, si l’on veut qu’il soit vivifiant.

Le patois, discrètement employé, aura encore cet avantage de préserver l’enseignement de la stérilité verbale, particulièrement redoutable ici, comme partout où il y a une langue vulgaire complètement distincte du français. Le petit Gascon parle continuellement patois avec ses parens et il entre à l’école pour apprendre le français. L’acquisition des mots français, surtout scientifiques, est une complète qui le remplit d’aise et facilement lui suffit ; il est fier de les prononcer et de les écrire, il croit de bonne foi tenir les choses qu’ils recouvrent : il met dans son grenier des sacs vides et se réjouit comme s’ils étaient pleins. Que d’exemples nous pourrions citer ! Ainsi le mot azote revient assez couramment dans la conversation des jeunes paysans à cause de l’emploi journalier des engrais, et nous n’en trouvons presque aucun chez qui il réponde à une réalité saisie par l’esprit. Il est pourtant possible de mettre dans ces humbles cerveaux des notions vraies et utilisables sous les trois vocables qui désignent les principaux gaz de l’atmosphère, mais à la condition d’employer des comparaisons peu scientifiques, des images familières et certaines explications qui ne valent qu’en patois, car c’est ici surtout que, comme dit Montaigne, « où le Français n’arrive, le Gascon y peut aller. »


VI

Il faut parler patois, savoir le conte de l’Aveugle et bien d’autres, les proverbes, les chansons, les traditions et les légendes pour pénétrer la mentalité du paysan et saisir les liens secrets qui l’attachent à un métier où le travail est dur, sous les pluies et les vents glacés de l’hiver, sous les soleils brûlans de l’été, avec des journées de quinze heures, des nuits sans sommeil, dans la solitude, loin des nouvelles et des plaisirs, et pour une rémunération forcément toujours incertaine. Ces liens seront peut-être toujours les mêmes. Il semble difficile que l’esprit scientifique puisse satisfaire entièrement l’âme paysanne et lui être une plénitude. Il est entendu que les paysans seront de plus en plus instruits, mais chez eux la science devra accepter