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par une jeune femme française. On le lit asseoir sur un petit banc transversal, placé devant ces deux personnes, en sorte qu’il tournait le dos à la jolie voyageuse. Ses paupières étaient encore rougies des larmes de l’adieu : ce que remarquant, sa compagne lui demanda s’il s’éloignait de son foyer pour la première fois. Sa réponse fut inintelligible, car il parlait à peine le français et ne se sentait nullement en humeur de lier conversation avec des inconnus. Mais sa voisine ne s’offensa pas de son mutisme et dit au négociant messin : « Le pauvre garçon aura certainement très froid cette nuit, placé comme il l’est près de la portière. Je m’intéresse à lui parce qu’il ressemble comme deux gouttes d’eau à un de mes neveux que j’aime tendrement. » Le pronostic était exact au surplus, car la nuit vint et le froid se fit vivement sentir. Mannlich, claquant des dents, maudissait tout bas l’odieux véhicule lorsqu’il se sentit soudain saisir doucement par les épaules et attirer en arrière dans le giron de la jeune femme qui appuya sa tête sur l’un de ses bras, tandis que, de l’autre, elle ramenait maternellement sur lui le vaste manteau de fourrure dont elle était enveloppée pour sa part. Plus que jamais muet de surprise et de timidité, le Sosie du neveu se laissa faire et tomba bientôt, malgré les cahots de la lourde voiture, dans le facile sommeil de son âge.

A la première halte de la diligence, un compagnon de route qu’on avait chargé de veiller sur le jeune homme, et qui était assis près de lui sur le banc malconforlable ne le vit plus à ses côtés ; il le crut disparu et commençait à s’inquiéter de son sort lorsqu’il aperçut ses jambes qui restaient visibles sous le manteau et devina ce qui s’était passé. Le négociant fit de son côté la même remarque et plaisanta assez crûment sa voisine sur le goût qu’elle montrait pour les débutans dans le vaste monde ; mais elle prit fort gaîment la plaisanterie et lorsque, dans la plaine du Rhin, le vent et le froid se faisant de nouveau sentir, Mannlich jeta en arrière un regard d’envie sur son moelleux oreiller de la nuit, sa compatissante amie lui ouvrit le même refuge, et le couvrit jusqu’au nez de son manteau, insoucieuse des sarcasmes gaulois du Messin. La timidité de l’enfant fui enfin vaincue par tant de bonne grâce, ajoute-t-il, et, saisissant la petite main qui le choyait de la sorte, il la porta plusieurs fois à ses lèvres sous l’abri de la fourrure, inspiré d’ailleurs par le plus pur sentiment de reconnaissance. « C’est ainsi,