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scrupules assez justifiés dans l’esprit de son protégé : « Boucher, lui écrivait-il de Zweibruecken le 1er octobre 1755, est un maître dans l’art de la composition gracieuse, mais son dessin et son coloris sont également factices. Tenez-vous-en donc au plan de conduite que je vais vous tracer en quelques mots : prendre l’antique pour modèle au point de vue de la ligne et vous inspirer pour la couleur du pinceau de Rubens. Appropriez-vous seulement de Boucher la manière aimable et riante, en quoi je le considère comme le meilleur peintre de la France actuelle. Et faites-moi, mon cher Mannlich, le plaisir de peindre à mon intention un tableau dont je laisse d’ailleurs le sujet à votre choix. » — Cette affectueuse requête fut l’occasion d’un sérieux effort de la part du jeune homme. Il alla prendre conseil de son maître qui l’engagea à figurer pour le duc : Vénus chargeant Vulcain de forger des armes pour son fils Enée. « Vous aurez là, disait le vieil artiste, une tâche fort attrayante à remplir : le dessin d’une belle figure de femme environnée d’Amours, la silhouette d’un homme musculeux accompagnée de quelques cyclopes à l’arrière-plan. Disposez donc d’abord cette scène suivant votre inspiration, puis venez me montrer votre projet. »

Ainsi fut fait. Boucher choisit l’une des esquisses qui lui furent présentées peu après par son disciple : il y apporta quelques modifications de détail et insista en particulier pour que Vénus fût assise sur un nuage dans l’antre des Cyclopes : conseil que l’élève se vit forcé de suivre par égard pour son maître, mais qu’il lui en coûta de mettre à exécution parce qu’il jugeait ce nuage plus convenable, dit-il, au décor d’un ballet qu’à une toile mythologique soigneusement étudiée dans sa psychologie symbolique. Il se mit cependant à l’ouvrage et dessina d’abord son Vulcain sans difficultés d’après un modèle célèbre de l’époque qui se nommait Deschamps et dont il trace un pittoresque portrait moral. Mais quand il en vint au personnage de Vénus, il se vit beaucoup plus empêché de satisfaire aux exigences de Boucher qui le morigénait en ces termes : « Quelques-uns de vos personnages féminins sont trop maigres sans être plus sveltes pour cela. D’autres sont trop épais ou trop masculins à mon gré. Devant un corps de femme figuré par la peinture, on doit à peine sentir qu’il enferme des os : il faut qu’il soit rond, délicat, élancé sans paraître ni gras ni maigre. Il est vrai qu’on ne trouve guère dans la nature plus d’une privilégiée parmi des centaines pour