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pas déranger la ménagère, et lui-même gardait prudemment le plus religieux silence. Mannlich ne savait que penser de cette scène. Lorsque, dit-il, cette figure de carnaval se fut enfin redressée et se tint devant la compagnie, son écumoire à la main comme un sceptre, Diderot la présenta comme sa femme à la comtesse qui ne manqua pas de la féliciter sur son heureux destin, la digne compagne d’un philosophe aussi sage qu’illustre devant, ajoutait-elle, s’estimer hautement favorisée entre toutes les femmes : « Bah ! tout cela nous fait une belle jambe en vérité, riposta Mme Diderot d’une voix éraillée. Ce grand philosophe ne sait même pas gagner de quoi mettre le pot-au-feu tous les jours ! » Et elle s’éloigna sur cette incongruité, sans esquisser le moindre salut, en claquant les portes derrière elle.

Diderot reprit alors son siège en soupirant : « Je m’arrange de son humeur, expliqua-t-il : elle veille sur le bien-être matériel de notre enfant, tandis que je me consacre à son développement intellectuel. Elle prend soin de tout : je ne manque de rien, et, au prix d’une infatigable patience, j’en suis venu à m’accommoder de cette amie qui cache un cœur excellent sous une rude écorce. » Sans aller jusqu’à traiter Mme Diderot de Xantippe, la comtesse prit occasion de ce discours pour saluer Diderot du titre de nouveau Socrate, discrète allusion à laquelle il n’opposa que quelques protestations de modestie, et l’on se quitta sur ce dernier compliment qui montre Mme de Forbach tout à fait apte à présider un salon littéraire, ainsi qu’elle en avait l’ambition.

La scène est amusante, mais ce qui l’est plus encore, c’est l’interprétation que notre Allemand croit en pouvoir donner dans ses Souvenirs. Il y raconte en effet qu’il estima convenable de retourner quelque temps après chez le philosophe qui le lui avait en effet demandé avec insistance et dont nous dirons la bienveillance persévérante à l’égard du jeune artiste étranger. En traversant le jardin des Tuileries pour passer les ponts, notre peintre rencontra ce même Christian de Forbach qui l’avait accompagné dans sa première visite et qui décida de se joindre à lui cette fois encore. Arrivés rue Taranne, ils sonnèrent à la porte de l’appartement : une femme simplement, mais proprement vêtue vint leur ouvrir, les reçut avec une tranquille bonne grâce et leur exprima très poliment les regrets de M. Diderot, qui, occupé pour un moment