Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 10.djvu/220

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Après cette parenthèse, est-il besoin de démontrer que Mme Diderot n’accepta jamais de forcer son naturel pour jouer un rôle concerté avec son époux. Issue d’un manufacturier ruiné et d’une fille de noblesse, Mlle Champion vivait pauvrement avec sa mère, d’un commerce de dentelles et de linge quand Diderot l’épousa par amour, contre le gré de sa propre famille. « Grande, belle, pieuse et sage, » ainsi la dépeint sa fille, la brillante Mme de Vandeuil dans la notice biographique qu’elle a consacrée à son père. Mais la pauvre femme se vit bientôt ostensiblement trompée par son volage époux, et son caractère s’aigrit dès lors jusqu’à en faire une fort authentique Xantippe à l’occasion. Elle ne cessa pas, dit l’éditeur de Diderot, Assezat[1], de remplir ses devoirs d’épouse ; et de mère avec un courage et une constance dont peu de femmes eussent été capables à sa place ; ; mais ce qui devait faire ; jusqu’au bout le chagrin de son mari, c’était son esprit inculte, le souci d’argent qu’elle manifestait à tout propos, les perquisitions jalouses auxquelles elle se livrait parfois à l’improviste dans les papiers du philosophe. C’était encore ; toute une société de voisins vulgaires que Diderot hébergeait à contre-cœur et qui, de leur côté, tenaient en médiocre estime cet homme si mal vu du Parlement, du clergé et de la Sorbonne. Jean-Jacques l’a traité crûment de « harengère ; » dans ses Confessions, en ceci était leurs infidèle à la reconnaissance de l’estomac, car il dîna souvent de sa cuisine pendant la captivité de Diderot à Vincennes : mais il est certain que d’Alembert, Grimm e d’Holbach ne s’arrêtaient jamais au quatrième étage de la rue Taranne où Mme Diderot gouvernait ses casseroles. Ils montaient tout droit à l’ « atelier » du cinquième et l’on ne voyait guère chez la maîtresse de la maison que l’abbé Sallier de la Bibliothèque royale et le musicien Bemetzried dont nous aurons à parler tout à l’heure.

Par là s’explique aussi bien la « Xantippe » des mauvais jours que la digne et correcte bourgeoise des heures apaisées : c’était simple question d’humeur et surtout de bourse, rue Taranne. Il nous parait fort probable que Mme de Forbach fit sa visite avec son fils et Mannlich un après-midi qu’il y avait peu

  1. Notice préliminaire aux lettres à Mlle Voland. — Œuvres, XVIII, 340.