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que la personne et l’œuvre de Chateaubriand ont faite sur l’auteur des Contemporains. Et d’abord, comment conçoit-il la « psychologie » de René ? « Orgueil, désir, ennui, nous dit-il, c’est toute son âme. » Et cela est vrai. Mais encore, comment le critique justifie-t-il et développe-t-il cette juste formule ?

A l’égard de Chateaubriand, « romanesque et amoureux, » M. Jules Lemaître est peut-être plus indulgent qu’on ne l’est assez souvent. A Dieu ne plaise que je lui en fasse un trop vif reproche ! Je ne déteste pas le ton de vivacité amusée ; et de malice souriante avec lequel il parle de ces choses. Je conçois d’ailleurs qu’on puisse se montrer plus sévère ; et sans aller jusqu’à trouver « odieuse, » — le mot a été prononcé, comme si, de son vrai nom, René s’appelait… Robert Greslou, ainsi que le « disciple » du roman de M. Bourget, — la conduite de Chateaubriand envers Charlotte Ives, je conviens que, sur cet article, l’auteur du Génie du Christianisme a pris d’étranges libertés, et décidément trop peu conformes à son rôle d’apologiste. C’est là un des côtés les plus désobligeans de sa nature et de son œuvre, car jusque dans la Vie de fiancé, jusque dans les Etudes historiques, je sais des traces bien fâcheuses de cette disposition regrettable. Si grands pourtant qu’ils aient été, n’exagérons pas les écarts de René, et ne le chargeons pas, lui tout seul, de tous les « crimes d’amour. » Que n’a-t-on pas dit de « ces femmes exquises, dont il humait le charme, l’esprit, l’admiration, faisant passer ces fantômes d’amour à travers son ennui, sans se douter assez que c’étaient là des êtres de chair et de sang qui le berçaient dans leur angoisse[1] ! » qui, peut-être, encore que, dans ces affaires de cœur, il soit bien difficile de connaître l’exacte vérité, et de répartir équitablement les torts[2]. « Eh ! mon ami, disait cet autre, comment faites-vous pour être si sûr de ces choses-là ? » Je veux bien admettre que, à l’égard des femmes qui l’ont aimé, l’auteur d’Atala ait été l’égoïste féroce qu’on nous a si souvent dépeint. Je me demande cependant s’il l’a été beaucoup plus, hélas ! que presque tous les « grands

  1. Cette très jolie phrase est de M. Gustave Lanson, dans son Histoire de la littérature française.
  2. Voyez par exemple, sur la liaison de Chateaubriand et de Mme de Custine, les livres intéressans et contradictoires d’A. Bardoux, Mme de Custine, d’après des documens inédits (Calmann-Lévy, 1888) ; — de M. E. Chedieu de Robethon, Chateaubriand et Mme de Custine (Plon, 1893 ; ; — de MM. Gaston Maugras et de Croze-Lemercier, Delphine de Sabran, marquise de Custine (Plon, 1912).