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« unique, » du grand écrivain ; il y voit la marque d’une « véritable niaiserie. » À propos des pages des Mémoires où Chateaubriand constate le grand succès du Génie du Christianisme : « Il peut y avoir du vrai dans ces vantardises : mais je trouve misérable de parler ainsi de soi-même. » — Oh ! que voilà, n’est-il pas vrai ? de bien grands, et presque de gros mots ! Admirons, vénérons, pratiquons la modestie ; mais, hommes de lettres nous-mêmes, soyons un peu plus indulgens à ce grand homme de lettres ! Et certes, nous aussi, nous voudrions qu’il eût laissé à d’autres le soin de constater le succès et les heureuses conséquences du Génie ; mais si pourtant ce qu’il en dit est la rigoureuse vérité historique ? Vous vous rappelez aussi les célèbres pages des Mémoires où Chateaubriand oppose ses années de misère à Londres aux honneurs qui, en 1822, pleuvent sur l’ambassadeur du Roi Très Chrétien. M. Jules Lemaître cite et commente ces pages, qui lui paraissent un « affligeant » témoignage de la plus sotte vanité : « Qu’il ait été pauvre, à Londres, dans sa jeunesse, et qu’il y retourne, dans son âge mûr, comme ambassadeur, Chateaubriand n’en revient pas… Jamais bourgeois n’a été à ce point ébloui d’être ambassadeur ou ministre… Une de ses plus grandes joies est d’être appelé Votre Excellence. » Mais est-ce que je me trompe à mon tour ? Je ne vois là, je l’avoue, rien de semblable ; j’y vois au contraire un sentiment très naturel exprimé avec la verve amusée, l’humour hautain, la virtuosité d’un grand artiste. Je sais des gens très modestes et qui, après des débuts difficiles, étant parvenus à une fort belle situation, s’amusent assez souvent à opposer leur passé à leur présent, et, nullement dupes des rites de leur position nouvelle, s’égayent volontiers des changemens d’attitude qu’ils observent autour d’eux : il y a, certes, dans leurs propos, plus d’ironie que de vanité ; et, s’ils avaient du talent de style, ils seraient fort capables de récrire les pages des Mémoires d’Outre-Tombe. M. Jules Lemaître aura quelque peine, je le crains, à transformer René en bourgeois gentilhomme. Pour mon compte, je ne crois pas du tout qu’il ait été « ébloui » de ses décorations et de ses titres ; peut-être même ne les a-t-il pas pris toujours suffisamment au sérieux ; son nihilisme, avant de s’appliquer aux autres, s’appliquait tout d’abord à lui-même. En tout cas, — les témoignages de ses subordonnés sont formels à cet égard : voyez en particulier ceux de M. de Marcellus et du chevalier de Cussy, —