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originairement un roman « anticlérical, » que j’ai été tout heureux de trouver cette idée fort nettement indiquée par le subtil et pénétrant critique. « L’histoire d’Atala, comme tant d’histoires du XVIIIe siècle, pouvait simplement être un exemple des dangers du fanatisme ignorant… Sans le Père Aubry, Atala pourrait être, par l’esprit, un conte de Marmontel ou de Saint-Lambert. Et il est vrai qu’il y a le Père Aubry ; mais, même avec le Père Aubry, on voit qu’après tout, si la religion console par des phrases harmonieuses Atala et Chactas, c’est elle qui a causé leurs malheurs et tué Atala. » On ne saurait, à mon avis, mieux dire : Chateaubriand a essayé de christianiser, après sa conversion, un roman d’intention voltairienne ; et je crois, comme M. Lemaître, que l’intervention du Père Aubry marque le point de suture des deux versions.

Pour rendre sa démonstration plus plausible encore, M. Jules Lemaître a justement rapproché l’histoire d’Atala et de Chactas de celle d’Alonzo et de Cora, dans les Incas de Marmontel : les deux fables présentent entre elles de telles analogies qu’il n’est pas douteux que la première en date est la « source » ou au moins l’une des « sources » de l’autre. Le récit de Marmontel, c’est presque, — et moins le style, — une Atala « philosophique, » et il est fort possible que l’Atala primitive ait ressemblé d’assez près à celle-là.


Le christianisme d’Atala, — dit encore M. Jules Lemaître, — n’est qu’une sorte de fétichisme. Si les deux amans ne rencontraient pas le vieux missionnaire, si Atala cédait pendant l’orage, et si elle mourait ensuite dans la forêt (désespérée et ravie d’avoir manqué à son vœu), l’histoire d’Atala pourrait finir comme celle de Manon Lescaut.


Il serait plaisant, et il ne serait pas impossible que telle eût été l’histoire d’Atala, quand elle se présenta pour la première fois à l’esprit de Chateaubriand jeune, incrédule, nourri de Marmontel et de Raynal, de Prévost et de Diderot.


On le voit, l’historien littéraire le plus exact, le plus « objectif, » trouvera plus d’une chose à prendre et à retenir dans le recueil des « impressions » de M. Jules Lemaître sur Chateaubriand, et il regrettera sans doute que le délicat écrivain n’ait pas appliqué avec plus de constance les merveilleuses qualités de son esprit et de son talent à ce magnifique sujet.